Ajouté le: 4 Mars 2022 L'heure: 15:14

Paul Siladi : « Le coeur est un champ de bataille »

Les Apophtegmes des Pères du désert représentent un livre que l’on lit sans cesse avec la même ardeur. Les expériences des Pères du désert d’Égypte sont restées comme un exemple pour la vie de tout chrétien et sont utiles non seulement pour voir une manière de vivre, mais justement pour mettre en évidence une façon originale d’œuvrer pour son salut même dans les conditions les plus défavorables. Sur la manière des Pères du désert de se rapporter à leur prochain, à l’Église et à sa mission dans ce monde, sur la prière mais aussi sur la fin de la vie, nous nous sommes entretenus avec le pr. lect. univ. dr. Paul Siladi, professeur à la Faculté de Théologie Orthodoxe de l’Université Babeș-Bolyai, de Cluj-Napoca.

Comment les Pères dont nous lisons les Apophtegmes voyaient-ils l’idée de mission ?

La mission de l’Église est, je crois, un sujet sur lequel nous avons tous une idée, même si cette idée n’est pas aussi claire pour tout le monde. Et parce qu’il se trouve que, entre autres, j’enseigne la missiologie, j’ai l’impression que nous ne savons pas toujours avec précision ce que c’est que la mission de l’Église. Lorsque nous parlons des Pères du désert, la mission reçoit une compréhension différente. Le père Dumitru Stăniloae, dans un texte publié vers le début des années 1980, parle du témoignage à travers la sainteté de la vie comme étant la “voie royale du témoignage de l’Église”, à savoir la mission de l’Église par définition. Celle-ci peut être vue de la manière la plus claire chez les Pères du désert. Pour eux, la mission n’est pas une voie extérieure, mais une voie intérieure. À savoir, pour les Pères du désert la mission ne signifie pas de sortir dans le monde. Au contraire ! La mission pour eux, c’était se retirer du monde et rayonner avec beaucoup de force là où ils se trouvaient. Et ce n’est pas pour rien, je crois, qu’aujourd’hui, après si longtemps, nous les regardons encore comme des phares qui nous guident. Plus ils se sont isolés, plus ils ont fui les agglomérations urbaines, plus la lumière qu’ils ont pu répandre en retour sur le monde a été éclatante, et on la voit encore maintenant, peut-être même de manière plus limpide qu’on la voyait à l’époque, il y a 1500 ans. Pour résumer, je dirais que la mission des Pères du désert était de se sanctifier eux-mêmes, de se purifier pour ainsi pouvoir sauver le monde à l’intérieur d’eux-mêmes, pour embrasser dans la prière le monde entier et ainsi le racheter.

Ce que vous dites est très beau, sur celui qui a fui le monde mais est arrivé à le connaître et à l’embrasser. Les Apophtegmes nous montrent beaucoup de récits et de faits des moines qui fuyaient, en se retirant d’abord à quelques kilomètres de la ville. Ensuite, petit à petit, ils se retiraient encore plus loin. Mais le lien avec le monde n’était pas brisé, car ils travaillaient pour s’entretenir. Cette façon d’embrasser le monde a deux composantes – qui impliquent de se séparer mais aussi de rester. Qu’est-ce c’est, d’embrasser le monde ? Je me réfère surtout à cela dans les conditions où les monastères commençaient à élever des murs.

Si nous prenons les Apophtegmes, la collection alphabétique, la première chose qui selon moi peut choquer tout lecteur c’est qu’il y a une diversité incroyable, le fait que les Pères du désert, même s’ils étaient tous moines, n’étaient absolument pas identiques. Il y a des moines isolés – l’exemple le plus connu est celui d’abba Arsène (certains le disaient même misanthrope). Abba Arsène reçoit cette parole de Dieu qui se répète : “enfuis-toi, tais-toi, trouve le repos”. Ou bien “fuis le monde et tu seras sauvé”. Et abba Arsène s’isole. Au moment où Théophile, l’Archevêque d’Alexandrie, vient avec un notable pour lui demander conseil, la réaction d’abba Arsène est de dire “si je te dis une parole, vas-tu la respecter ?” Et lorsque le notable lui répond : “oui, je vais le faire”, abba Arsène répond : “Tout lieu où vous entendrez dire que se trouve Arsène, ne vous en approchez pas”. C’est une attitude. À l’extrême opposé se trouve l’attitude de Moïse le Noir, un éthiopien bien connu pour sa force physique, un esclave qui s’était évadé de chez ses maîtres pour devenir brigand dans le désert, et après s’être converti il devient l’homme le plus accueillant et le plus généreux, étant disposé à transgresser les règles établies pour les moines de Scété pour l’amour de ceux qui venaient lui rendre visite. Et voici que nous avons deux pôles opposés, très différents – Arsène, un noble, et Moïse, un brigand auparavant esclave, qui s’était évadé. Par conséquent, l’arrière-plan social et culturel est extrêmement différent et les attitudes sont différentes et incompatibles. Plus loin, nous avons des moines qui s’installent dans un lieu – chez abba Antoine le Grand il y a une parole “quel que soit le lieu où tu t’installeras, ne le quitte pas facilement”. Et dans la même collection alphabétique, nous trouvons des moines gyrovagues ou des témoignages sur un autre moine qui, quand il bâtissait sa cellule, la quittait avant même que la peinture sur les boiseries soit sèche. Par conséquent, l’exemple que vous avez évoqué correspond en premier lieu à celui d’abba Antoine le Grand où nous voyons une retraite progressive. À chaque étape majeure de sa vie, il se retire encore plus loin dans le désert. Ces hommes, même s’ils s’isolent physiquement du monde et essayent même, encore plus radicalement, de faire sortir le monde de leurs pensées pour se consacrer entièrement à Dieu, ne renient pas le monde, mais le gardent dans leur prière. C’est là, je crois, ce qui fait que l’isolement ne signifie pas un refus du monde purement et simplement, parce que ce serait une action franchement hérétique. Et alors que veut dire embrasser le monde ? 

Embrasser le monde signifie, je crois, ce que nous dit abba Macaire l’Égyptien. Il y a un apophtegme splendide sur abba Macaire. On dit de cet ancien qu’il était devenu un dieu terrestre, parce qu’il ignorait les péchés des gens, à savoir au moment où il voyait un péché, c’était comme s’il ne le voyait pas. Il avait acquis un tel amour pour le monde entier, à la mesure de celui que Dieu répand sur toute la création et surtout sur les hommes. Et cela nous montre justement que ces moines, lorsqu’ils sortent dans le monde, n’ont pas de ressentiment, ils ne détestent pas le monde, ils ne le maudissent pas, mais l’assument, l’accueillent dans leur cœur et ainsi le portent devant Dieu et demandent le salut du monde entier. Parmi les prières que nous avons dans l’Église, beaucoup sont d’inspiration monastique, et je crois qu’il serait intéressant de voir combien de fois nous demandons sous des formes différentes la grâce de Dieu pour le monde entier dans le culte de notre Église.

Vous parliez à un moment donné des monastères qui commencent à élever des murs. Ces murs ne sont que physiques. Les murs physiques ne signifient pas que le monde est répudié ; même dans le Nouveau Testament, par exemple, nous avons une certaine ambivalence du monde. Le monde est vu d’un côté comme le don lumineux de Dieu – le monde et la lumière en roumain (lumea et lumina) ont une étymologie commune – et d’autre part, ce monde est déchu et se trouve sous la domination du mal et il est refusé. Je pense que ce discernement, la séparation entre les deux sens du monde est un acte ascétique, un acte de discernement, de différence, de discrimination, que tous les moines du désert, les grands Pères, font dans leur cœur, et ainsi ils croient purifier le monde. Le monde qu’ils nous offrent ensuite est un monde purifié, un monde transparent pour Dieu. Et cette transparence se voit dans leurs sages paroles que nous pouvons lire dans les Apophtegmes des Pères égyptiens.

Quelle peut être la grandeur d’un cœur de moine ?

Il y a une parole qui n’est pas encore tout à fait claire pour moi mais qui m’a choqué depuis la première lecture. Un ancien dit cette parole : “tout homme qui a un cœur peut être sauvé”. Si tout homme qui a un cœur peut être sauvé, certainement les parfaits ont un cœur assez grand pour embrasser le monde entier. Cela montre peut-être que cette prière pour le monde entier, pour l’Adam total, n’est pas sans résultat, et c’est le signe de ceux qui sont parfaits. 

Pouvoir partager la foi même dans ses moments de crise, pouvoir multiplier l’amour de ceux qui vous entourent dans les moments de sécheresse

Est-ce là que nous pouvons trouver les racines de la prière du cœur ? Dans le sens que c’est du cœur qu’émergent toutes les choses qui nous définissent. C’est du cœur qu’émergent les choses mauvaises mais aussi les bonnes. Le cœur nous montre l’amour mais aussi la haine vers nos proches et vers les moins proches. 

Le cœur est un champ de bataille. Je ne crois pas qu’il y ait là-dedans un espace qui puisse s’appeler un “no man’s land”, il y a une ligne très fine qui sépare le bien du mal, et une guerre perpétuelle s’y livre. La purification du cœur a en premier lieu, je crois, le but de faire de la place. Tant que le cœur est plein d’impuretés, de mauvaises pensées, de troubles, il n’y a pas de place pour autre chose, et ce n’est que lorsqu’il est purifié qu’il peut devenir un bon réceptacle pour la grâce de Dieu qui élargit le cœur au point d’embrasser le monde entier. Et c’est là, en fin de compte, je crois, d’une manière très brève et concise, l’expérience ascétique des moines : la purification du cœur et ensuite son élargissement qui lui permet d’embrasser tous les hommes et les porter devant Dieu dans la prière. Cela commence par l’expérience propre, parce que souvent sortir à l’extérieur, disent les pères, est une forme de fuite devant soi-même. Au moment où l’on essaie de convertir les autres sans avoir pris le temps de se purifier soi-même on prend un risque. Amma (Mère) Synclética, l’une des Mères des Apophtegmes du désert égyptien, dit qu’essayer de conseiller les autres, leur insuffler des choses spirituelles sans avoir pris le temps soi-même de faire quelque chose de ce que l’on propose aux autres, c’est comme si on avait une maison toute pourrie et l’on invitait ses amis à l’intérieur et alors la maison s’écroule sur tous. Mais il y a quelque chose de très intéressant ici, car je vous parlais de ces visions très diverses. Ceci est très intéressant parce que abba Poemen disait que celui qui dit mais ne fait pas ressemble à une fontaine à l’eau bonne qui nettoie et abreuve tous mais ne peut pas s’abreuver et se purifier elle-même. Par conséquent, cette variante est un peu plus optimiste parce que chaque fois que je commence à parler des dangers de la prêche et la tentative de conseiller les autres sans qu’on ait été soi-même purifié – et je parle en premier pour moi-même, je suis saisi de désespoir, et je me demande quel sens peut avoir toute mon entreprise. Et alors je trouve que cette parole d’abba Poemen est très utile et donne de l’espoir y compris à ceux qui n’ont pas réussi à mettre en pratique les choses et tout le trésor trouvé chez les Pères ascétiques ; même pour eux, ces paroles sont bonnes, utiles et peuvent nourrir et abreuver et purifier les autres même si on n’arrive pas soi-même à s’en abreuver et à se purifier. Il y a un espoir, et alors deviennent encore plus actuelles les célèbres paroles du moine Nicolae Steinhardt : c’est en donnant que l’on reçoit. On arrive à pouvoir partager la foi même dans ses moments de crise et pouvoir multiplier l’amour de ceux qui vous entourent dans les moments de sécheresse.

Devant l’absolu, l’homme est insignifiant

Je voudrais revenir un peu aux personnalités que nous rencontrons dans les Apophtegmes. Ce sont des gens avec des données très différentes qui ont pris leur courage à deux mains et sont partis au désert. À quel point nous pouvons voir leur vocation, car ils avaient des données différentes mais la disponibilité de leur cœur était grande, au point de se laisser séduire par la grâce et les paroles du Sauveur et assumer en premier lieu ce vœu d’obéissance, et comment cette vocation se concilie-t-elle avec le fait que sur le lit de mort les Pères du désert ne parlent pas de regrets, mais du fait qu’il y aurait eu beaucoup de choses à faire encore – s’ils avaient disposé encore d’une heure ils auraient continué à se repentir ? La mission de leur vie est, on pourrait le dire, de nature à vraiment nous interpeller – on se prépare pendant toute une vie, les moines ont été comparés à une armée, et à la fin de la bataille, lorsqu’on sent qu’arrive le moment de passer de l’autre côté, voilà qu’on dit que si on avait disposé d’une heure de plus on aurait fait la même chose. Le manque d’accomplissement non pas de la mission, mais de l’action, semble rester une constante. Doit-on le voir dans un bon sens ou bien est-ce plutôt porteur d’amertume ?

Il y a une différence de perspective. Dans le cas de ces Pères, l’histoire la plus connue de ce type dans les Apophtegmes est celle qui concerne la fin du même abba Arsène, dont nous avons parlé plus tôt, et qui sur son lit de mort demandait du temps pour le repentir. Tous ceux qui l’entouraient le voyaient lumineux, peut-être même parfait. Il y a donc cette différence de perspective qui émerge à partir de repères différents, parce que ces ascètes, au moment où ils constatent leur imperfection, ils se trouvent devant Dieu. Ils se trouvent devant l’Absolu vers lequel on peut se diriger sans cesse, indéfiniment, ou comme le disait Petre Țuțea, utilisant une expression mathématique, de manière asymptotique – sans jamais toucher l’Absolu parce que l’infini est sans limite. Devant cette absence de limite qui s’ouvre, les Pères constatent leur petitesse et leur imperfection. Et alors, le fait qu’ils demandent encore du temps pour le repentir n’en dit pas long sur leur vie pécheresse, mais dit au contraire quelque chose de fondamental, je crois, sur la nature humaine créée et limitée : devant l’Absolu l’homme est insignifiant. Lorsqu’il  constate sa propre petitesse, surtout dans les moments d’humilité, qui sont toujours une conséquence de la grâce, dans ces moments l’homme demande du temps pour le repentir et se plonge de plus en plus dans sa propre humilité parce qu’il se trouve devant l’Absolu, devant l’Infini.

D’autre part, les moines qui entouraient ces ascètes voyaient leur progression spirituelle, voyaient leur rayonnement qui, à nouveau, est la conséquence de la même grâce qui se trouvait en eux. Alors nous pouvons parler de deux perspectives différentes, chacune avec sa part de vérité et sa part de nécessité. Il est fondamental pour chaque homme devant Dieu d’assumer ses propres limites et de s’humilier, de même qu’il est parfaitement naturel que devant les autres, devant les Pères parfaits, nous ayons un regard de discernement pour voir la lumière qu’ils répandent. 

Comment les Pères du désert voient-ils les limites ?

L’humilité signifie, dit abba Sisoès, se voir soi-même plus bas que toute créature. Je pense que c’est là la limite dont parlent les Pères. C’est une sorte de profondeur dans l’humilité qui va jusqu’au bout, suivant le modèle du Christ. Et de manière paradoxale, ceci est le secret public, mais qui pourtant reste secret, de la perfection. Pourquoi je dis que c’est un secret ? Parce que même si nous connaissons les paroles, nous ne connaissons pas ce lieu du cœur où se trouve la possibilité de l’humilité. Et vers ce lieu nous pouvons être conduits seulement par la grâce. Ce rapport entre la grâce et l’effort personnel est, je crois, très bien illustré par les sciences agricoles. Lorsqu’on cultive un lopin de terre, on ne peut pourtant pas faire pousser une plante. On peut lui assurer toutes les conditions, la nettoyer, l’arroser mais faire pousser cette plante effectivement ne dépend pas de vous. Il en est de même de la grâce. Il y a dans ce domaine une souveraineté de Dieu : nous créons le contexte et Dieu transmet Sa grâce au moment qu’Il considère le plus favorable. C’est toute l’expérience des Pères. Et pour arriver à cette limite, la plus haute ou la plus basse, je ne sais pas ce qui convient le mieux comme expression, à cette limite de l’humilité, il faut aussi bien de l’effort ascétique que de disponibilité, d’ouverture à la grâce de Dieu.  

Interview réalisée par p. Alexandru Ojică

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