Ajouté le: 4 Décembre 2022 L'heure: 15:14

Chaque fois que, par hasard, je suis amené à parler de Gheorghiu, je suis toujours surpris par la ferveur des échanges que je peux avoir sur ce sujet.

L’expérience d’un homme peut être utile à d’autres, car on peut dire beaucoup de choses sur les gens et leurs expériences, du moins par ouï-dire. Mais lorsque nous parlons des expériences d’un prêtre qui avait une plume et qui est resté dans la mémoire des quelques personnes qui sont encore en vie et qui l’ont connu, ces expériences deviennent une leçon de vie et d’existence. Au sujet de l’homme, de l’écrivain et du prêtre Constantin Virgil Gheorghiu, auteur du roman « La 25e Heure », nous avons parlé à l’écrivain Thierry Gillyboeuf, héritier des archives Gheorghiu.

Chaque fois que, par hasard, je suis amené à parler de Gheorghiu, je suis toujours surpris par la ferveur des échanges que je peux avoir sur ce sujet.

Comment avez-vous connu le Père Constantin Gheorghiu ?

C’est une longue histoire. Il y avait une partie de la bibliothèque familiale dans ma chambre d’enfant, en Bretagne, et j’ai toujours vu deux livres de Virgil Gheorghiu qui y figuraient. À l’adolescence, et sur les conseils de mon père, j’ai lu La Seconde Chance, le deuxième roman de Gheorghiu publié en France, après La 25e heure. Cela a été un choc. Je me suis pris de passion pour cette œuvre, en ignorant tout de l’auteur, à l’exception des très courtes notices biographiques figurant en tête de chaque volume.

Cinq ans après cette découverte littéraire, alors que je lisais un de ses livres, un camarade de classe me dit qu’il l’avait rencontré lors d’un Salon littéraire à Paris, deux semaines plus tôt. J’apprenais donc qu’il était vivant. Puis, peu de temps après, je lisais son roman L’Espionne, dans lequel il se met en scène comme personnage à la troisième personne du singulier, et donne le nom de la rue où il habite. En voyant cela, je me suis précipité hors de chez moi pour aller au bureau de poste y consulter l’annuaire parisien. J’y ai vu l’adresse et le numéro de téléphone de Gheorghiu. Je lui ai écrit et il m’a répondu. Quelques semaines plus tard, j’ai enfin fait sa connaissance lors d’un Salon littéraire, et pendant les six dernières années de sa vie, nous nous sommes régulièrement rencontrés. Après sa mort, pendant quinze ans, je suis allé voir chaque mois son épouse, la Presbytera, dans leur domicile parisien.

C’est ainsi que s’est faite cette double rencontre, littéraire et humaine, avec Virgil Gheorghiu.

Le Père Virgil Gheorghiu réussit non seulement à émouvoir le lecteur, mais aussi à saupoudrer de place en place des éléments de catéchisme. Il éduque ses lecteurs à la culture orthodoxe. Les étrangers, pour mieux connaître l’orthodoxie, et les orthodoxes, pour approfondir leurs connaissances d’une manière facile, voire ludique. Comment le Père Constantin vous a-t-il influencé ?

Je dirais que le Père Gheorghiu m’a influencé de trois façons : intellectuelle, humaine et spirituelle. J’ai eu une enfance très heureuse et aimante, et comme protégée, en quelque sorte, de l’adversité de la vie et des hommes. La lecture de La Seconde Chance et de cette scène inaugurale où un enfant, qui deviendra le “héros noir” du roman veut à tout prix regarder les yeux magnifiques de son frère, qui deviendra moine, nourrisson, finit par lui crever un œil sans le faire exprès – cette scène m’a beaucoup marqué. C’est une autre façon, sur un fond d’innocence, d’imaginer le mythe d’Abel et Caïn, et pour moi, ce fut une plongée soudaine, par l’imaginaire et une scène confondante de vérité, dans une forme de violence, de brutalité, de laideur à laquelle j’avais échappé jusque-là. Je crois aussi que la lecture de Gheorghiu a forgé ma conscience politique, car en pleine Guerre Froide, il s’est refusé à embrasser un camp, condamnant les excès des deux blocs qui se partageaient le monde. Quand on veut nous forcer à penser en termes binaires de pour et de contre, une telle façon de penser est salvatrice, et vient effriter des certitudes qui peuvent s’avérer dangereuses et nocives.

Sur le plan humain, j’y reviendrai. Dans le domaine spirituel, j’ai beaucoup aimé ses deux livres consacrés spécifiquement à la religion orthodoxe, Pourquoi m’a-t-on appelé Virgil ? et De la vingt-cinquième heure à l’heure éternelle. Ayant grandi dans la foi catholique, je découvrais une tout autre perception de la foi chrétienne et une tout autre façon de la pratiquer. J’ai longtemps fréquenté l’église roumaine orthodoxe de la rue Jean-de-Beauvais, à Paris, en face du Collège de France. J’ai tenté d’y suivre quelques cours de roumain, et j’ai assisté à quelques offices. Ayant appris beaucoup de choses sur la symbolique de la célébration orthodoxe, je m’y montrais particulièrement attentif et sensible. L’influence de ces lectures fut telle que j’ai envisagé, vers vingt ans, me convertir à la religion orthodoxe. Pour des raisons trop longues à expliquer, je n’ai pas poursuivi cette conversion. Mais quand j’ai effectué mon premier (et unique, pour le moment) séjour à Bucureşti, je crois que ce qui m’a le plus ému, le plus bouleversé, c’est précisément cette présence de la religion orthodoxe dans la vie roumaine. J’ai été émerveillé par les églises et les monastères que Mihaela Voicu et Gheorghiţă Ciocioi, mes hôtes, la première étant l’éditrice et le second le traducteur de Gheorghiu en roumain aux éditions Sophia, m’ont fait visiter. Une scène m’a laissé un souvenir impérissable. J’avais été invité par le père et docteur Gheorghe Holbea à prononcer une conférence à la Facultatea de Teologie Ortodoxă „Justinian Patriarhul”, pour marquer le centenaire de la naissance de Gheorghiu. Avant que je prenne la parole, six séminaristes sont entrés dans la salle comble, et ont entamé des chants magnifiques. J’en ai été bouleversé jusqu’aux larmes, et j’ai retrouvé l’émotion de mes vingt ans et de ma fréquentation de l’église orthodoxe roumaine de Paris.

Quel rapport avez-vous avec deux des livres les plus connus du Père Constantin – La Vingt-cinquième heure et Dieu à Paris ?

La Vingt-cinquième heure est le livre que j’ai le plus lu dans ma vie, plus encore que Moby Dick. Quand j’ai été invité à Bucureşti en novembre 2016, je me suis dit que j’allais le relire. C’était un livre que j’avais relu une dizaine de fois entre seize ans et vingt-cinq ans, disons, et que depuis, je n’avais plus relu. Vingt-cinq années s’étaient écoulées, et que, parvenu à un âge plus mûr, je craignais de ne pas retrouver ce qui avait eu tant d’importance pour moi. Mais l’émotion était toujours la même, et le livre m’a frappé par sa force, sa richesse, son intensité. Les pétitions écrites par Traian Koruga, double de Gheorghiu, dans le camp américain dans lequel il est automatiquement incarcéré, sont parmi les choses les plus puissantes de la littérature que j’ai pu lire. La Vingt-cinquième heure, quarante ans après l’avoir découvert, reste un livre qui a profondément modifié l’axe de rotation de mon existence.

Quant à Dieu à Paris, j’en ai un souvenir plus lointain, car je ne l’ai pas relu depuis une vingtaine d’années. Je me suis toujours dit qu’un jour je relirai toute l’œuvre de Gheorghiu. J’ai cependant le souvenir, dans cette lecture qui remonte à très loin, d’un personnage qui m’apparaissait comme une sorte d’émanation spirituelle de Gheorghiu. Je m’explique : je crois que, avec son livre consacré au patriarche Athénagoras, c’est celui où j’ai le plus senti le père Gheorghiu dans sa dimension de pope plutôt que d’écrivain. À travers ce livre, j’avais l’impression d’accéder à un pan essentiel de sa personnalité et de sa spiritualité. C’est en cela que, bien que je ne l’ai pas relu depuis longtemps, ce livre m’est cher.

Si vous deviez décrire le Père Constantin en un mot, lequel serait-il ? Pourquoi ?

En un mot, c’est très difficile. Il faut d’abord que je fasse part d’une impression physique du père Gheorghiu : il était très grand. Dans sa soutane noire, sa silhouette semblait s’étirer davantage. Chaque fois que j’allais le voir, son visage s’éclairait d’un large sourire, et il m’embrassait en me serrant fort, en appelant le jeune homme que j’étais “son grand ami”. Je crois que c’est cette bonté, cette chaleur humaine qui le définit le mieux. Il avait également énormément d’humour. Un dessinateur avait fait une caricature de lui, au moment des événements de décembre 1989, et il me l’avait offerte et dédicacée. Je la conserve précieusement. Je crois que ce mot, s’il fallait n’en retenir qu’un, c’est générosité, qui s’exerçait inlassablement de bien des manières, parfois inattendues.

Quel est l’héritage littéraire de P. Constantin ? Qu’en est-il de son testament en tant qu’homme, en tant que prêtre ?

Malheureusement, on ne lit pratiquement plus le Père Gheorghiu en France. Ses livres sont introuvables, même La 25e heure. J’ai espéré pouvoir la rééditer, en y apportant des éléments nouveaux, mais c’est un peu compliqué avec l’éditeur français qui en détient les droits. Deux choses me frappent cependant. D’une part, il y a une véritable curiosité à l’étranger qui se développe autour de son œuvre – je ne parle pas de la Roumanie, qui est sa patrie, et qui, grâce à Editura Sophia, est en train d’offrir aux lecteurs roumains la possibilité de le lire – ; ainsi, un éditeur canadien vient de publier une traduction de La Condottiera, et deux éditeurs du monde arabe ont entamé de le traduire. Ce rayonnement nouveau me réjouit. J’y réponds toujours favorablement et avec enthousiasme, quand je suis sollicité en tant qu’ayant-droit.

D’autre part, j’ai constaté, non sans joie, que pour beaucoup de personnes de ma génération, en France, La 25e heure est resté une lecture déterminante. Chaque fois que, par hasard, je suis amené à parler de Gheorghiu, je suis toujours surpris par la ferveur des échanges que je peux avoir sur ce sujet. Il y a peu de livres qui peuvent se vanter d’avoir laissé une telle empreinte chez leurs lecteurs. Je n’ai pas encore trouvé le moyen de faire découvrir cette œuvre aux lecteurs de la nouvelle génération. Je tente d’adapter pour le théâtre un court roman comme Les Sacrifiés du Danube. Je publie l’année prochaine, aux éditions du Canoë, un roman inédit, écrit à la fin de sa vie, qui mêle les univers d’Ismaïl Kadaré et de Panaït Istrati, et qui a déjà été publié en roumain chez Sophia, Dracula dans les Carpates. Je compte toujours qu’un jour on prendra la mesure de cette œuvre. Je constate que pour tous ceux qui l’ont lue ou qui la découvrent, elle les touche par la lucidité de sa réflexion sur les épreuves que l’histoire fait traverser aux hommes, et par la profondeur de sa dimension spirituelle.

Chaque fois que, par hasard, je suis amené à parler de Gheorghiu, je suis toujours surpris par la ferveur des échanges que je peux avoir sur ce sujet.

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