Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
Un coup d’œil à l’histoire montre que les empires, les civilisations, les mentalités – tous ont pris fin. Mais lorsqu’il s’agit de civilisation chrétienne, peut-on encore parler de la même chose ? Nombreux sont ceux qui ont annoncé la fin de la civilisation chrétienne. Sur le monde dans lequel nous vivons, sa mentalité, sa vision de la vie, de la mort et de la morale, nous avons parlé à Chantal Delsol, philosophe et écrivaine française, membre de l’Académie des sciences morales et politiques (Institut de France). Son dernier livre, La fin de la Chrétienté, a été le point de départ de la discussion.
Pourquoi la mort de la civilisation chrétienne est-elle marquée par l’IVG et non par un autre moment, mai ‘68, par exemple ?
Mai 68 est l’expression de la révolte contre les mœurs chrétiennes, la morale chrétienne. En France, Mai 68 commence par une révolte des étudiants qui n’acceptent plus la séparation des dortoirs en filles/garçons. Mais dans les autres pays, c’est pareil. Je fais un focus sur les mœurs parce que je suis persuadée qu’ils sont les expressions vivantes et les manifestations des croyances d’une société. Les comportements sociaux, sexuels, maritaux, familiaux, sont des signes vivants de l’ontologie d’une société. L’institution du mariage monogame entretient des croyances fortes sur le contrat, la promesse, la confiance, la dignité des femmes etc. Ce n’est qu’un exemple. C’est pourquoi je crois que le renversement incroyable des mœurs dans la seconde moitié du XXe siècle, traduit un renversement des valeurs, et beaucoup plus profondément que la morale elle-même : un bouleversement des visions du monde. Et c’est pourquoi je « date » la fin de la chrétienté, si encore on peut dater une donnée aussi fluide, du renversement des mœurs. Il faut bien constater qu’en même temps, la pratique et la foi religieuse s’effacent, chiffres en main.
Le château, l’église, la ville sont les décors de théâtre affirme Jacques Le Goff dans son livre « La civilisation de l’Occident médiéval ». Qui a pris la place de l’église dans la civilisation postmoderne?
Hélas certains diront que c’est le supermarché !! J’espère qu’ils ont tort, mais il y a des moments où l’on peut s’inquiéter du matérialisme ambiant. Cependant je crois que nous sommes dans une période de transition : la foi de nos pères s’efface et n’est remplacée par rien – le matérialisme c’est le vide, ce à quoi on s’accroche quand tout le spirituel a été retiré. Et il est vrai qu’à force de proclamer qu’il fallait cesser d’aimer les dieux, les idéaux et les nations, les gens se sont mis à aimer leur voiture ou leur canapé. Je pense que c’est une transition parce qu’aucune société ne peut vivre sans croyances, sans une spiritualité même basique. C’est pourquoi nous voyons se développer de nouveaux paganismes, souvent fondés sur l’écologie : des formes de panthéisme, des sacralisations de la nature, et aussi de nouvelles spiritualités souvent influencées par celles asiatiques. Autrement dit : n’ayant plus de Dieu transcendant, nous nous tournons tout naturellement vers les cultures qui n’en ont jamais eu (l’Asie), nous regardons comment elles répondent aux questions spirituelles, et nous leur empruntons des réponses.
« Celui qui a vécu jusqu’au bout l’orgueil de la solitude n’a plus qu’un rival : Dieu », Emil Cioran. Peut-on considérer les cinquante dernières années comme une forme de paradoxale solitude et, pourquoi pas, de rébellion contre Dieu ?
Comme toujours Cioran a de belles formules, frappantes ! Je crois qu’ici il est victime, comme beaucoup d’entre nous quand nous parlons de l’effondrement de notre religion, de provincialisme. Je m’explique. Quand on écrit comme Dostoïevsky que « si Dieu n’existe pas, tout est permis », on veut dire qu’il n’y a pas de morale en dehors de celle chrétienne – ce qui est tout à fait faux. Quand on écrit, comme Cioran ici, que l’effacement du Dieu transcendant nous propulse dans la solitude infinie, on veut dire qu’il n’y a que ce Dieu ou le néant – ce qui est faux. Bien sûr les dernières cinquante années (et même les trois ou quatre derniers siècles) racontent une révolte des Européens contre Dieu. Mais ils ne sont pas pour autant plus solitaires que ne le sont les Chinois depuis toujours privés de Dieu : ils retrouvent des connivences avec les dieux multiples de la nature et de la déraison, ils font sortir des placards les vieux fantômes, ils déifient les êtres de la nature etc. Leur univers est terriblement peuplé, croyez-moi, il ne s’agit pas de solitude.
Quelle est la religion de l’homme postmoderne ? Vit-il dans un monde sans religion, ou essaie-t-il de préserver quelque chose de la moralité d’un monde ancien ?
Ces religions païennes dans lesquelles il vit désormais, ne sont pas des morales. Il faut se rappeler que dans les cultures païennes, la religion est confiée aux prêtres mais la morale à l’État. C’est le judéo-christianisme qui pour la première fois relie la morale à Dieu. Aujourd’hui, la morale à laquelle obéissent les sociétés d’Occident éloignées de Dieu, est un dérivé de la morale chrétienne, débarrassée de la transcendance. Scheler1 l’appelait l’Humanitarisme. On y retrouve les vertus évangéliques, comme la charité et l’égalité, mais devenues radicales parce qu’elles veulent se réaliser ici-bas et maintenant. Chesterton les appelait à juste titre « des vertus chrétiennes devenues folles ». Cette morale humanitaire est portée par les gouvernants, les institutions, les élites, et dès lors elle a beaucoup plus de pouvoir contraignant que lorsque la morale était portée par le clergé, sous le christianisme. Dès lors la morale et la loi ont tendance à se confondre, ce qui est très dangereux : la loi punit les actes vicieux, comme le racisme ou les paroles déplacées.
Pouvons-nous encore être sauvés de l’idéologisation de la morale, de la religion et finalement de l’idéologisation de nos vies dans la société ?
Il faut d’abord constater qu’il n’y a pas plus d’idéologisation qu’avant : elle a seulement changé de contenu. Dans les sociétés chrétiennes nous étions assujettis à des dogmes chrétiens : il était bien de se marier à l’Église et il était criminel d’être homosexuel, par exemple. Aujourd’hui c’est le contraire : il est criminel de stigmatiser les homosexuels. Ce sont les contenus qui ont changé, non pas la systématisation, qui s’appelait autrefois « dogmes » et aujourd’hui « idéologie ». Cela dit, pouvons-nous encore en être sauvés ? Il faudrait pour cela que les croyances de la majorité changent. On ne fera rien changer par la force et la contrainte, à moins de vouloir je ne sais quelle dictature ! Et pour que les croyances changent à cet égard, il faudrait que la foi religieuse change, puisque les mœurs chrétiennes dépendent de la foi chrétienne. Ma conclusion : cela ne sert pas à grand-chose de manifester contre le mariage gay ou des choses de ce genre : il faut convertir les gens un par un.
Entretien réalisé par P. Alexandru OJICA
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