Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
L’expérience de la vie en Christ a de nombreuses voies, et les plus diverses. Dans ce sens, le métropolite Bartholomée Anania (1921-2011) de bienheureuse mémoire, parlait des Apophtegmes des Pères du désert comme étant le « manuel du skieur », car « la vie monacale s’apprend. Et non pas une fois pour toutes, mais continuellement, sans arrêt, jusqu’à la mort, à travers la peine et le désespoir, tout comme la vie ». L’un des collègues de génération du métropolite Bartholomée, le père André Scrima (1925-2000), a témoigné d’un autre genre de vie monacale. Proche du groupe du Monastère d’Antim, le Buisson Ardent, un vrai citoyen du monde mais confesseur du Christ par sa vie, le père André Scrima a laissé derrière lui non seulement une série de livres et de manuscrits, mais aussi un vrai modèle d’expérience exemplaire de la vie en Christ. C’est sur la personnalité du père André Scrima que je me suis entretenu avec Son Excellence Mr. Bogdan Tătaru-Cazaban (chercheur en histoire des religions et ambassadeur de la Roumanie auprès du Saint Siège dans la période 2010-2016).
Au mois d’août, on commémore deux décennies depuis que le père André Scrima a rejoint le Seigneur. Comment avez-vous connu le père André Scrima ? Quelle est la plus forte impression que vous avez de la première rencontre avec lui et pourquoi avez-vous continué à chercher sa présence ?
BTC : Je me souviens comme si c’était hier de cette première rencontre et des paroles qu’il nous a dites. J’étais avec ma femme Miruna au Collège La Nouvelle Europe de Bucarest, nous nous préparions pour un séminaire, et tout à coup le père a fait son entrée, accompagné par Horia Patapievici, qui nous a aussi présentés. Le père avait au premier abord une manière pénétrante et à la fois affable d’aller à la rencontre de l’autre, une affabilité qui maintenait la distance, malgré la fluidité de la conversation. C’était probablement une manière de garder intacte sa condition d’« étranger » dans les milieux où il devenait inévitablement « familier ». Quoi qu’il en soit, je dois dire que nous étions assez intimidés par sa présence, par son acuité intellectuelle et par son érudition. Enfin, j’ai passé l’épreuve, j’ai participé aussi à d’autres séminaires de recherche où il était invité, parfois j’ai même transcrit son exposé d’après l’enregistrement audio. En dernière instance, j’ai osé demander son opinion sur quelque chose que j’avais écrit en marge de quelques sermons de Maître Eckhart. À ma grande surprise, il a dit que nous devions nous rencontrer pour discuter plus en profondeur : il a vu que j’avais étudié le latin et le grec ancien, mais pour devenir un véritable médiéviste je devais aussi « apprendre l’arabe » ! Nous avons établi de nous revoir à l’automne pour commencer. La dernière image que j’ai de lui est cette invitation qu’il m’adressait au seuil d’une maison. Un mois après, pendant que j’étais à une école d’été, j’ai appris qu’il était parti vers le Seigneur. Nous n’avons pas pu l’accompagner sur son dernier chemin, mais nous avons tressé avec plusieurs amis une couronne de fleurs des collines de Tescani, qui lui a été apportée par Andrei Pleșu et Horia Patapievici. En fait, je m’en rends compte après coup, je l’ai vraiment découvert à travers son archive, confiée avec sa bibliothèque personnelle au Collège La Nouvelle Europe, fondé par le professeur Andrei Pleșu en 1994. Je n’ai pas fait partie du cercle des interlocuteurs les plus proches du père. D’ailleurs, la série de nos entretiens a duré moins de deux ans, mais j’ai eu le grand privilège de pouvoir travailler dans son archive et de consulter une partie des livres qui lui avaient appartenu. C’est ainsi que j’ai publié en 2004, aux éditions Anastasia, le volume qui comprenait la traduction des textes et de ses notes de la période où il avait été représentant du Patriarche Athénagoras au Concile Vatican II. Depuis, je suis revenu constamment sur ses écrits, qui d’habitude ne se dévoilent pas pleinement à une première lecture. Ensuite j’ai compris que sa présence par ses écrits a eu un rôle formateur et m’a guidé discrètement à plusieurs étapes de ma vie. Même si notre rencontre a eu une dominante intellectuelle, le père est devenu petit à petit, après avoir rejoint le Seigneur, une présence avec une réverbération spirituelle que je ne soupçonnais pas à l’époque. La rencontre promise a planté une semence...
Si nous regardons la vie du père André Scrima, nous observons une étroite alliance entre la vocation monacale et l’ouverture vers l’universel, vers l’univers de la foi et de la connaissance. Comment pourriez-vous décrire le père Scrima d’un point de vue spirituel ?
BTC : Celui qui souhaite voir son profil spirituel doit lire Le temps du Buisson Ardent (volume paru par les soins de Mme Anca Manolescu) et le Commentaire à l’Évangile de Jean, qui est maintenant traduit en roumain et en français. Dans le premier livre, le seul paru pendant qu’il était encore en vie, nous avons une autobiographie spirituelle sous la forme d’une interprétation raffinée de la lettre du père Jean l’Étranger. André Scrima n’aurait pas été celui dont beaucoup ont entendu parler aujourd’hui s’il n’y avait pas eu cette rencontre fondatrice. Sa conversion radicale, qui l’a déterminé à prendre l’habit monacal pendant les années les plus terribles de la persécution communiste, a été l’effet de la rencontre avec la tradition vivante incarnée par un père spirituel venu du Monastère d’Optino. Cette expérience de l’orthodoxie, de la bénédiction réelle et efficace d’un père porteur de la prière du cœur a constitué, je crois, le noyau de la vie du père Scrima, la source d’inspiration et de fraîcheur, dans quelque monde qu’il eût pu se trouver. Plus encore, c’était une rencontre avec un père « étranger », errant, toujours sur la route pour semer chez les autres ce qu’il avait reçu lui-même. Or, la condition par excellence du père Scrima a été celle d’être sur la route, « seul et étranger », comme il priait d’être dès sa jeunesse. Cependant non pas dans une errance sans direction, mais dans une permanente réceptivité par rapport au caractère imprévisible de la volonté de Dieu. Être parmi les hommes en exil et pourtant sur la route : c’est là, je pense, la formule spirituelle du père Scrima. Dans le Commentaire à l’Évangile de Jean nous le voyons lui-même en tant que maître spirituel, en guidant les moines de Deir-el-Harf (Liban) vers la rencontre avec le Christ présent dans l’Évangile. Ce n’est pas un cours d’exégèse, mais un parcours en « face-à-face » avec le texte de l’Écriture, une communion dans l’Esprit où il confesse le Christ et rend possible la compréhension des paroles à propos de Lui. Le père est comme un guide transparent pour cet itinéraire intérieur.
Les théologiens biblistes ont comme référence le Commentaire à l’Évangile de Jean du père Scrima. Un livre qui propose non seulement aux théologiens, mais aussi à tous ceux qui cherchent le Christ, une voie vers le Verbe (Logos). Comment définiriez-vous le père André Scrima d’un point de vue théologique ?
BTC : Mme Anca Vasiliu nous a transmis que le père répliquait, lorsqu’il était sollicité pour écrire, qu’il n’était pas « un théologien, mais un moine ». Au-delà de la plaisanterie, il convient de comprendre ici le caractère central de la vie monacale, de l’expérience spirituelle pour la réflexion théologique développée par le père Scrima, d’une façon éminemment orale, pendant plus de quarante ans. Sa référence constante concernait le « théologal », à savoir l’expérience de la relation vivante avec Dieu, qui comprend l’être entier, esprit, cœur et corps, et seulement après il parlait du registre «théologique». Dans tout cela, il était parfaitement fidèle envers l’enseignement orthodoxe de tous les temps. Il est clair qu’il est entré dans la théologie par la renaissance philocalique représentée dans notre pays par la théologie du père Stăniloae. L’anthropologie apophatique, le thème de sa licence dans les années 50, la paternité spirituelle, la théologie des Saints Maxime le Confesseur et Grégoire Palamas, tout cela a été assimilé dans ce milieu fertile du mouvement du « Buisson Ardent » et de la publication de la Philocalie, à quoi se sont ajoutées les lectures actualisées de la théologie occidentale, selon ce qui ressort d’une ample succession de comptes rendus qu’il a publiée dans la revue Ortodoxia en 1955 ! À travers le temps, il a eu deux grandes lignes de réflexion théologique : le dialogue entre l’Église Orthodoxe et l’Église Catholique, où il a représenté le Patriarche Athénagoras avec un « esprit de finesse » et une efficacité remarquables, et la théologie du pluralisme religieux dans la perspective de la centralité christique, un territoire très délicat, où peu d’orthodoxes se sont avancés, et André Scrima a été parmi les premiers qui l’ont fait. Sa réceptivité par rapport à autrui, la capacité de le comprendre avant même qu’il ait formulé sa position, en d’autres termes : le caractère dialogique et nous pourrions dire hospitalier envers les autres traditions religieuses définissent sa démarche, mais plus que tout sa recherche, sa condition spirituelle – stabilitas in peregrinatione. Si chez nous le père Stăniloae est le théologien néopatristique par excellence, Scrima est le visage dialogique de cette théologie.
Que peuvent apprendre un moine et un laïc des écrits et de la pensée du père Scrima ?
BTC : Je dirai d’abord ce que pourrait apprendre un laïc du père Scrima : la potentialisation réciproque de l’aspiration à la connaissance et de la vie spirituelle, l’exigence envers soi-même, l’ouverture vers les autres, une ouverture « centrée », comme il aimait le dire, la vocation de l’amitié spirituelle, une certaine manière d’être chez soi partout et d’inscrire en même temps notre vie dans l’horizon de l’Esprit qui nous guide sur les voies imprévisibles de la Providence. Un moine pourrait être sensible, je crois, à l’expérience de la paternité spirituelle de la vie du père, à ses fruits dans des conditions d’itinérance, si différentes de celles d’une stabilité traditionnelle, qui a sa légitimité. On doit absolument relire la lettre envoyée d’Inde au père Benedict Ghiuș. Voici ce qu’écrivait le jeune moine André Scrima : « On est sur la voie seulement lorsque le voyage extérieur recoupe l’itinéraire intérieur en autant de signe de croix ; la primauté ne va alors plus à un chemin ou à un autre, mais à Celui qui les embrasse par les signes de Sa présence et les crée par cette embrassade ; voici qu’en vérité la voie est le Dieu Vivant et en dehors de Lui le voyage n’est qu’illusion et divertissement ».
Quelle est la leçon que nous offre le moine André Scrima par sa vie ?
BTC : La fidélité créatrice. Fidélité envers la tradition authentique de l’Église et réceptivité envers l’appel de Dieu pour Le servir dans des manières et des circonstances imprévues, nouvelles, sur des chemins non battus, dans la rencontre avec les autres. La fidélité n’est pas statique, mais dynamique, elle respire là où le veut l’Esprit, renouvelant et restaurant à la fois.
Interview réalisée par Alexandru Ojică avec Bogdan Tătaru Cazaban
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