Ajouté le: 9 Juin 2020 L'heure: 15:14

Nous existons dans la mesure où nous sommes en relation avec les autres et dans une relation d’amour avec Dieu (1)

La période d’isolement que nous avons vécue au niveau mondial, d’une manière inattendue, a prouvé aussi bien la capacité d’adaptation de l’homme aux défis auxquels nous nous sommes confrontés, mais aussi la fragilité de la vie. Peut‑être sommes-nous sortis plus forts de cette expérience ou bien avons-nous encore des leçons à apprendre. Nous pouvons le constater par nous-mêmes, ou, pourquoi pas, nous pouvons faire appel à un spécialiste. L’un de ces spécialistes est le psychiatre roumain Rareș Ionașcu, d’Angoulême (France). 

Alexandru Ojică : Vous êtes psychiatre : nous avons vécu ces derniers mois dans l’isolement, un état de quarantaine mondiale pour lequel personne n’a jamais été préparé. Que pensez-vous des éventuelles conséquences que peut avoir au niveau psychologique l’obligation d’être isolé à domicile pour une si longue période ? De plus, pendant tout ce temps nous avons été bombardés d’informations l’une plus terrifiante que l’autre, puisqu’on a parlé avec insistance de la vie en danger, de la mort, de l’obédience, de l’isolement comme moyen de salut. Pensez-vous que ce genre d’actualités peuvent changer le comportement de l’individu ? Si oui, jusqu’à quel point ? À quel terme ? Pensez-vous que les plus jeunes peuvent rester avec des angoisses à long terme ? 

Rareș Ionașcu : Une épidémie globale est un événement traumatisant, souvent accompagné, comme dans ce cas, d’une épidémie de peur. La peur est une réaction naturelle devant un danger, mais elle peut aussi devenir pathologique par l’intensité et l’inadéquation, par le manque de sens. Alors elle devient le signe d’une maladie psychique ou spirituelle (d’une passion). 

Le père Alexandre Schmemann nous dit dans son journal que l’opposé de l’amour n’est pas la haine, mais la peur, et que la peur est avant tout l’absence de l’amour [1]. Et le Saint Apôtre et Évangéliste Jean nous dit que « l’amour parfait bannit la crainte » (1 Jean 4, 18). Mais comment s’est propagée cette épidémie de peur ? Je dirais d’homme à homme, comme d’ailleurs dans le cas du coronavirus ; mais aussi des médias à l’homme, par la transmission sans cesse, comme vous l’avez dit, de messages terrifiants, en parlant de manière insistante de la vie en danger, de la maladie et de la mort. Peut-être pour la première fois dans les dernières décennies, toute la société occidentale s’est confrontée à ce problème de la mort, de manière collective. La mort, que nous croyions vaincue par les progrès de la technique, de la médecine, la mort que nous essayions de cacher dans les hôpitaux, dans les maisons de retraite, la mort que nous cachions à nos enfants, sous prétexte de ne pas les traumatiser ; l’expérience de la mort étant vécue de plus en plus souvent de manière individuelle mais non pas familiale ou communautaire...

Par ailleurs, les gens ont dû s’adapter et se réadapter à l’évolution de l’épidémie, aux conditions d’isolement et au discours des autorités qui a subi des changements parfois très importants ; ce qui a supposé un effort d’adaptation permanent, très coûteux en termes d’énergie intrapsychique. Les répercussions psychologiques sont nombreuses : la fatigue, l’insomnie, la crainte des autres et la détérioration des relations, la tendance à l’hypochondrie, le stress, la tristesse, l’irritabilité, la perte du sens de la vie, une sensation d’insécurité permanente. Une étude récente de Belgique (fin du mois d’avril) montre que presque la moitié (48%) de ceux qui travaillent en temps normal souffrent d’anxiété et de dépression un mois après l’entrée en vigueur des mesures pour combattre le coronavirus. De même, les résultats montrent que les personnes qui vivent seules, celles qui ne travaillent pas à cause de l’épidémie ou celles qui font partie du personnel médical sont les plus affectées par cette crise [2]. Des résultats comparables ont été obtenus en France ou dans d’autres pays occidentaux.

L’isolement a été imposé à tous, mais les conditions d’isolement ont été très différentes selon les cas ! Tout le monde n’a pas une grande maison, un jardin, la possibilité de travailler, une famille unie, une personnalité calme et tranquille. Pour ceux qui sont très sociables, pour les adolescents, cela peut être plus difficile... Et tout le monde n’a pas la foi... Car les autorités nous ont poussés à une véritable ascèse, avec cette dimension de l’obéissance, et ensuite de l’isolement, avec toutes les renonciations qu’il implique. Dans ce contexte, les paroles suivantes de Blaise Pascal semblent si actuelles : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre » [3]. Pour les personnalités extraverties, l’isolement a été une épreuve plus dure, mais il est plus facile d’en sortir. Pour les introvertis, l’isolement n’a pas demandé un trop grand effort, nous pourrions même dire qu’il a mis en valeur certains. Sortir de l’isolement est en revanche beaucoup plus difficile. Et même en général, il nous semble en psychiatrie que le niveau d’anxiété de ceux qui viennent nous voir a augmenté depuis le début du déconfinement progressif. Les règles de l’isolement étaient rassurantes pour beaucoup. Y renoncer suppose de l’effort, assumer le risque, assumer des décisions. Surtout celles qui concernent les enfants sont particulièrement difficiles : les laisser sortir, aller à l’école, rencontrer d’autres enfants ? Que faut-il privilégier, la liberté ou la sécurité absolue ? Comment trouver un équilibre entre les deux ?

Certains veulent assumer le risque de s’exposer plus, afin de regagner leur liberté d’action et de choix, inquiets de perdre leurs droits les plus élémentaires. Mais pour beaucoup, la crainte de tomber malades, eux-mêmes ou leurs familles, est plus forte que tout ; mais aussi la crainte d’être isolés à nouveau si l’épidémie reprend de l’ampleur. On décrit un nouveau syndrome – le syndrome de la cabane : après des semaines d’isolement, certains préfèrent continuer de rester isolés, craignant de sortir de la maison et n’acceptant pas les nouvelles règles sociales ; l’anxiété et une grande fatigue caractérisent ce syndrome. Les gestes barrière, les règles de « distanciation sociale », certes nécessaires dans ce contexte épidémique, impliquent une rigidification de la relation, une distance relationnelle de fait. À l’avenir on pourra voir apparaître diverses phobies, basées sur la peur de tomber malade, la peur des autres, le non-respect par ceux-ci des mesures de « distanciation sociale ». Et comme dans le cas des enfants, surtout les plus jeunes, ces règles seront plus difficiles à appliquer et plus angoissantes. Nous pouvons dire la même chose pour le port des masques, également nécessaires d’ailleurs. Le dialogue est difficile quand on porte un masque, pour ne pas parler des consultations psychiatriques. Une partie importante de ce que nous transmettons passe par l’expression du visage, la mimique, le sourire. Les patients nous disent que notre sourire leur manque.

Nos enfants peuvent être affectés par la peur de la maladie, par les peurs véhiculées par les médias ; une image vue à la télévision ou une phrase entendue peuvent parfois suffire pour les blesser. Mais ils peuvent aussi être affectés par nos peurs, des peurs que nous transmettons le plus souvent de manière inconsciente. Ils peuvent se culpabiliser pour notre tristesse et notre souffrance. Il faut leur parler, leur souffrance va guérir si nous restons ouverts envers eux, si nous les regardons avec amour. Essayons de leur faire éviter les actualités ou les images angoissantes, surtout aux plus petits. Essayons de leur expliquer ce qui arrive, dans la mesure du possible et de leur capacité de compréhension, selon l’âge. Apprenons-leur à confier leur peur au Christ dans la prière. Prions pour eux... Nos enfants et nos jeunes peuvent rester avec des angoisses à long terme, surtout si cette situation pleine d’inconnues va durer, mais ces angoisses peuvent aussi se transformer dans la richesse de leur cœur, par la prière et la participation aux Sacrements de l’Église.

A.O. : Au nom de la santé collective, de toute l’humanité, les hommes ont été forcés de changer leurs habitudes. Du point de vue psychiatrique, quelles sont les traces laissées par cet isolement ? Peut-on parler de traumas chez les enfants, les jeunes, dans les familles ? 

R. I. : Oui, nous pouvons parler de traumas. Le premier que je vais évoquer concerne les personnes âgées, que nous voyons parfois à l’hôpital en grande souffrance, confus, avec parfois des troubles délirants inhabituels, liés de manière évidente aux conditions d’isolement, à l’absence de contact avec leurs proches. J’ai l’impression que la grande solitude de nos aînés, surtout dans les maisons de retraite, leur mort dans la solitude, parfois l’un après l’autre, leur départ parfois privé d’office religieux, pèsera lourd sur nous, comme une sorte de trauma collectif.

En hôpital psychiatrique, on s’attendait à une vague d’hospitalisations comme suite à la décompensation de maladies chroniques chez nos patients. Mais ces patients se sont très bien adaptés à la crise (ce que l’on observe également en période de guerre) et n’ont pas eu de formes sévères de Covid 19 (il semble que certains traitements psychotropes ont des effets antiviraux). On a organisé de nombreuses consultations téléphoniques, parfois des visites à domicile ; ces malades viennent de plus en plus vers nous, après quelques semaines de calme apparent, dans les conditions du déconfinement progressif.

La résilience, une leçon à apprendre pour l’homme

Cette capacité impressionnante d’adaptation (que l’on appelle en psychiatrie la résilience) doit être évaluée de façon plus approfondie ; plusieurs hypothèses ont été mises en avant, comme le fait que nos patients vivaient déjà dans une sorte d’isolement social. Quoi qu’il en soit, cette résilience est une leçon pour nous tous. Le starets Serge Chévitch disait que nous sommes tous malades, seulement certains d’entre nous pouvons encore contrôler notre maladie. Peut-être le fait d’être conscients de notre maladie, qui dans le cas des patients est déclarée, permet une meilleure adaptation dans les périodes de crise.

J’ai vu en revanche en psychiatrie des personnes que je ne connaissais pas, dans un état très grave, surtout des jeunes (15 - 40 ans). Les conflits familiaux et la violence conjugale augmentent fortement, ainsi que la consommation d’alcool et de drogues. Mais de même les troubles dépressifs, les troubles sévères d’anxiété, les tentatives de suicide et, d’une manière surprenante, les états maniaques et les troubles délirants aigus, spectaculaires et souvent transitoires, chez des personnes qui ne devraient pas présenter normalement de tableaux cliniques si graves. Il est évident que la tension qui monte au niveau social et familial se fait sentir. Nous ne savons pas encore comment vont évoluer ces pathologies à long terme. Ce qui va beaucoup compter, bien sûr, c’est la durée de la période de la crise.

A.O. : La psychiatrie peut-elle être comprise comme une sorte de miroir de la société ? Comment la voyez-vous en relation avec le côté spirituel, religieux de l’homme contemporain ? 

R.I. : Je pense que de tout ce que j’ai dit jusqu’à maintenant on peut conclure que la psychiatrie est un miroir de la société. Les pathologies psychiatriques ne sont pas immuables, mais sont étroitement liées à la façon dont la personne humaine se situe par rapport aux autres personnes avec lesquelles elle entre en relation et par rapport à Dieu. Le terme de « personne » vient du grec prosopon, qui veut dire « mon visage est tourné vers quelqu’un », donc il présuppose une existence relationnelle. Nous sommes des personnes dans la mesure où nous sommes en relation avec les autres, et, nous pouvons le dire, dans la mesure où nous sommes dans une relation d’amour avec Dieu. 

Ces relations, cette manière de se rapporter à l’autre varie à travers le temps, et parfois très rapidement, comme c’est le cas dans la crise actuelle. Mais si nous regardons l’histoire de la psychiatrie, nous remarquons que l’homme d’aujourd’hui ne ressemble pas du tout aux névrotiques de Freud, qui faisaient partie de la société bourgeoise de Vienne au début du XXè siècle, des névrotiques qui cherchaient à échapper à tout prix au sentiment de culpabilité qu’ils ressentaient envers un Dieu scolastique – froid et punitif. Dans ce monde, tout ce qui comptait c’étaient le devoir et les règles, le plaisir lié à la sexualité devait être réprimé, et le corps était quelque chose de honteux. Chez les patients hystériques traités par Freud, les désirs qui donnaient naissance à la culpabilité, maintenus provisoirement dans l’inconscient, refoulés, finissaient par se manifester dans le corps, y gravant d’une manière symbolique le désir caché.

L’Église doit s’approprier aujourd’hui le langage de la science et de la psychologie afin de pouvoir se faire mieux comprendre

L’homme d’aujourd’hui ne se sent plus coupable de rien, il est centré sur lui-même, il s’admire dans un miroir ; pour le narcissiste, l’autre devient intéressant seulement dans la mesure où il joue le rôle d’un miroir flatteur. Dieu lui est indifférent. Nous assistons à un véritable culte du corps, et le libéralisme sexuel acquiert des dimensions surréalistes. Les pathologies du narcissisme sont des pathologies de l’insuffisance ; dans un monde où seule la réussite individuelle compte, dans un monde sans règles et sans repères moraux ou spirituels, la fatigue spirituelle et corporelle vient rappeler à l’homme les limites de sa condition. L’ennui, l’absurdité de la vie et une image désastreuse de soi le menacent en permanence ; mais aussi le vide existentiel, le manque de sens de la vie. Nous lisons dans Les Frères Karamazov que « sans une idée très ferme du but de cette vie, l’homme refuse de vivre », d’où l’épidémie de suicides dans le monde d’aujourd’hui [4].

Tout cela montre que la psychiatrie devrait tenir compte du côté spirituel, religieux de l’homme contemporain. Il y a trop peu de psychiatres et de psychologues qui le font. D’un côté, peu sont croyants, et de l’autre l’anthropologie chrétienne n’est pas enseignée dans les facultés de médecine, même pas dans les pays orthodoxes. Nous ne pouvons pas réduire la personne humaine seulement au corps et au psychisme, dans une conception dualiste où en fin de compte tout est réduit à l’aspect corporel. Les Saints Pères nous parlent de l’âme et ont une conception de l’homme qui souligne son unité, l’unité corps-esprit. L’âme a deux dimensions. La première est le psychisme et ses forces : l’envie, l’emportement, les sensations, les perceptions, l’imagination et la raison. La seconde, c’est l’esprit (selon le Saint Apôtre Paul) ou le noûs (selon les Saints Pères), traduit en roumain par minte ‘esprit/entendement’ (père Dumitru Stăniloae) ou intellect (père Ioan Ică jr.). Par cette deuxième dimension, nous recevons la grâce divine. Saint Grégoire Palamas nous montre que « les activités du psychisme sont coordonnées par le cerveau, et celles de l’esprit par le cœur » [5]. Il est impossible de comprendre vraiment ce qui nous arrive, ce qui arrive à nos malades, mais aussi ce qui se passe dans notre relation avec eux, si nous ne tenons pas compte de l’anthropologie chrétienne et des écrits des Saints Pères.

D’autre part, les méthodes des psychothérapeutes de sonder et d’aider l’âme humaine malade peuvent être utiles aux pères et aux théologiens, nous dit mère Silouana. L’Église doit s’approprier aujourd’hui le langage de la science et de la psychologie afin de se faire mieux comprendre, tout comme les Pères de l’Église des premiers siècles ont utilisé un langage que tout le monde comprenait à l’époque : celui de la philosophie grecque [6].

La peur peut être transmise par voie héréditaire

A.O. : Quel est le rôle joué par le côté psychique dans la thérapie des maladies spirituelles ? Comment un psychiatre voit-il l’idée de « maladie spirituelle » qui, en fin de compte, n’est pas autre chose que le péché ? 

R.I. : Je dirai brièvement que dans la dispute entre Saint Grégoire Palamas et Barlaam, ce dernier était ébloui par l’importance que donnaient les moines hésychastes au corps, mais aussi aux émotions et aux désirs (« la partie passive de l’âme », selon ces moines – en fait, le psychisme) dans la voie vers la divinisation. Barlaam était d’avis que nous pouvons connaître Dieu seulement à partir de ce qu’Il a créé, par la raison et la démonstration, et que l’homme doit mortifier son corps, les émotions et les désirs. Saint Grégoire Palamas pensait que nous devons crucifier tout ce qui nous vient du corps et qui est orienté vers la mort, transformer les forces de notre être par la grâce divine, en les réorientant vers Dieu, et ainsi devenir capables de Le connaître dans une relation intime et personnelle [7].

Le côté psychique vient donc avec le matériel qui doit être spiritualisé. Les maladies spirituelles, les passions seraient une mauvaise orientation des forces de notre être, en quelque sorte contre leur nature, brisant ainsi l’harmonie de l’être humain. Évagre le Pontique, l’un des premiers qui ont décrit les maladies spirituelles, considérait que celles-ci sont la conséquence du fait que l’homme accepte dans son âme l’une des huit pensées démoniaques que chaque chrétien devrait combattre : la gastrimargie, la débauche, l’avarice, l’affliction, la colère, l’acédie, la vaine gloire et l’orgueil. Bien sûr que pour un psychologue athée, l’idée de maladie spirituelle est une aberration, une « hérésie » dans un monde sécularisé, matérialiste [8].

Dans le contexte actuel, la principale menace pour la personne humaine est la peur, qui peut laisser des blessures profondes, qui peut se « cadavériser » pour revenir ensuite pendant les périodes difficiles, et que nous pouvons transmettre à nos enfants, de manière inconsciente ou par voie héréditaire, épigénétique. Alors nous devons descendre dans les profondeurs de notre être, reconnaître cette peur en nous et la vivre vraiment, ne pas la fuir, mais choisir de rencontrer le Christ dans cette douleur (par la prière, dans la confession...). Mère Silouana disait que « si je garde mon esprit dans l’enfer de ma peur, alors je donne ma peur à Dieu... et ma peur peut devenir l’énergie de mon courage » [9] ; parce que la peur est ainsi transfigurée, dans la prière, par la grâce divine... 

A.O. : Quels enseignements devrions-nous tirer de cet isolement ? Cette expérience de l’esseulement, de l’éloignement, peut-elle nous rapprocher les uns des autres quand nous nous retrouverons face à face ?

R.I. : Nous tirons des enseignements de cet isolement, en premier lieu, en observant les choses merveilleuses qui se sont passées pendant ce temps. Par exemple, dans beaucoup de familles les relations conjugales et les relations avec les enfants se sont approfondies, parce que nous avons eu comme jamais du temps pour ces relations, pour une vie de famille « tranquille ». Nous avons beaucoup de témoignages du fait que la prière personnelle et familiale s’est affermie, comme la période d’isolement a coïncidé en grande partie avec celle du Grand Carême. Même la participation aux offices, dans des conditions difficiles et le plus souvent en ligne, a pris beaucoup d’essor. 

Nous avons appris à apprécier les choses importantes de la vie, les dons de Dieu que nous ne remarquons pas toujours. Nous avons vu l’importance qu’a pour nous la paroisse, une communauté d’amour, un organisme vivant où pulsent la foi, l’amour de Dieu et du prochain. À quel point est importante la communion avec le Corps et le Sang du Sauveur et combien elle nous manque. C’est peut-être aussi l’un des sens spirituels de cette maladie : elle nous permet de comprendre ce que nous aimons vraiment, ce qui compte vraiment dans notre vie si fragmentée. C’est peut-être un manque qui révèle, qui relie et qui accomplit. Tout comme l’exil a fait croître chez certains d’entre nous l’amour du pays où nous sommes nés.

Nous avons vu de merveilleux exemples d’abnégation, qui sont des modèles pour nous : des prêtres et des diacres qui ont donné énormément de temps et de disponibilité aux fidèles, du personnel soignant qui est resté jour et nuit dans les hôpitaux en mettant en danger sa santé et sa vie, du personnel dans les maisons de retraite qui a décidé d’être confiné avec les personnes âgées, pour ne pas risquer de les rendre malades. Nous avons vu une nature plus belle que jamais, et qu’il est possible de redécouvrir la création et la respecter, de sortir du consumérisme ; l’acte alimentaire pouvant devenir un acte eucharistique, de remerciement pour la bonté et les bontés du Seigneur, comme nous exhorte mère Silouana.

Nous apprenons d’une expérience de vie lorsque nous sommes capables de l’accepter comme une occasion de rencontre avec le Christ, de la vivre entièrement, avec tout notre être, afin de pouvoir ensuite la regarder aussi, en quelque sorte, de l’extérieur, afin de pouvoir en saisir et comprendre le sens. Si nous ne pouvons pas nous détacher, en restant dans l’immanent, sous l’empire de la peur par exemple, nous perdons la possibilité d’avoir même un minimum de perspective sur une situation. Nous voyons en psychiatrie des malades avec des expériences de vie extraordinairement douloureuses, et qui pourtant ne se laissent pas abattre, ils vont de l’avant. En revanche d’autres s’affaissent sous une brise légère. Certes, ce qui compte ici, c’est aussi l’héritage des générations qui nous précèdent, le bagage d’amour ou les traumas avec lesquels nous partons dans notre vie d’adulte. Mais peut-être ce qui fait le plus de différence entre les deux catégories de malades dont je parlais, c’est l’acceptation et la découverte du sens de leur souffrance.

Je pense que cet isolement forcé nous met en premier lieu face à face avec nous-mêmes. Qui sommes-nous en fait, sans tout ce qui est « à nous » : nos biens, nos relations innombrables, notre science qui chancelle terriblement devant un phénomène aux facettes multiples, en mouvement perpétuel. Quelles sont en fait les relations qui comptent vraiment pour nous et quelle est la qualité de notre présence aimante dans ces relations. « Tout instant peut être un temps et tout soupir peut être une prière », nous disait père Arsenie Papacioc, en parlant en fait de la « présence continuelle du cœur » [10]. Comment « nous tenons-nous » dans la relation avec Dieu ? Avons-nous cette « présence continuelle du cœur » dont parlait père Arsenie Papacioc ? Adorons-nous vraiment Dieu « en esprit et en vérité », comme le dit le Sauveur à la femme samaritaine (Jean 4, 24) ? Ce long isolement, avec l’éloignement implicite de la vie rituelle de l’Église, fait ressortir nos impuissances et nos insuffisances, le manque de présence, l’absence de fructification des talents. Étant vidés, au moins en partie, de notre richesse matérielle, relationnelle et intellectuelle (au sens de la richesse du jeune riche de l’Évangile), nous avons le loisir de mieux nous voir nous-même. Nos maladies physiques et psychiques, mais aussi nos passions, nous font souffrir plus... Il est plus difficile de regarder ailleurs pour ne pas les voir. Plus le temps passe, plus notre vertu de l’obéissance est mise à l’épreuve, par les autorités publiques en premier lieu, selon l’exhortation du Saint Apôtre Paul : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. » (Romains 13, 1) ; mais aussi par nos hiérarques, qui ont dû prendre des décisions difficiles.

En même temps, nous devons garder inaltérés et purs notre raison, notre esprit critique, notre capacité de choisir et de prendre des décisions, qui nous définissent comme personnes humaines, créées selon l’image de Dieu. Parfois nous semblons divisés, même dans l’Église, pour ne plus parler du monde médical ; beaucoup de théories ont fait leur apparition, se contredisant parfois. Il est évident qu’il s’agit ici d’une mise à l’épreuve de notre capacité de rester unis, de notre foi, de l’amour du prochain qui doit surpasser le désir d’avoir raison. Nous devons peut-être accepter que pour l’instant nous sommes ignorants, au moins en partie, ce qui est difficile pour nous, médecins ou savants et intellectuels en général. Et nous devons mettre notre espérance dans le Christ, notre Sauveur, le seul Qui nous guérit vraiment.

Je crois donc que cette expérience de l’esseulement peut nous rapprocher les uns des autres lorsque nous nous retrouverons face à face, mais seulement dans la mesure où nous pouvons renoncer à notre richesse matérielle, relationnelle et intellectuelle, comme aurait dû le faire le jeune riche de l’Évangile. Alors nous pourrons suivre le Christ et nous pourrons nous rapprocher des autres dans le Christ. Alors nous pourrons participer vraiment, de tout notre être, aux offices de l’Église, à la vie liturgique. Bien sûr, nous avons essayé de faire de nos maisons une sorte de prolongement de l’église, et de participer à distance, même corporellement, aux offices. Nous avons vu que la technologie peut être très utile dans certaines conditions. Mais nos prêtres, nos diacres, nos frères dans la foi nous manquent, ainsi que la rencontre en face à face, comme vous le dites, et la participation directe, sans intermédiaire, à la Liturgie, la Sainte Communion au Corps et au Sang du Sauveur.

Christos Yannaras nous rapporte une idée importante du psychiatre français Jacques Lacan, à savoir que la structuration de la personnalité est basée sur le désir du nourrisson de vivre, son désir de vie comme relation, dont le sein de la mère est une première concrétisation. Mais la personnalité se construit parce que la mère, dès le départ, est une présence et une absence. L’absence définitive (l’abandon de l’enfant), mais aussi la présence continuelle de la mère (la relation fusionnelle), ont des conséquences catastrophiques. L’homme est une personne, poursuit Yannaras, « parce que Dieu est une présence et une absence » [11]. Que le Seigneur nous accorde de vivre jusqu’au bout cet éloignement temporaire des autres et de certains aspects importants de la vie de l’Église, comme quelque chose qui nous permet de revenir « en esprit et en vérité », qui révèle, qui relie et qui accomplit.

Interview réalisée par Alexandru Ojică

BIBLIOGRAPHIE :

1. Alexandre Schmemann, Journal (1973-1983), Éditions des Syrtes, 2009, p. 515.
2. Belga, Confinement : près d’un travailleur sur deux souffrirait d’anxiété et de dépression, rtbf.be, 28 avril 2020. 
3. Blaise Pascal, Pensées, Lafuma, p. 136
4. F.M. Dostoievski, Les frères Karamazov, Éditions Actes Sud, 2002.
5. Moniale Silouana Vlad, Trupul omului – Potir al trupului Domnului [Le corps de l’homme – Calice du corps du Christ], Éditions Doxologia, Iași, 2015, pp. 21-22. 
6. Mère Silouana, Conférence à l’Université d’été de la Métropole Orthodoxe de l’Europe Occidentale et Méridionale à Sainte Croix, août 2014.
7. Fr. Vasileios Thermos, In search of the person, Alexander Press, Montréal, Quebec, Canada.
8. Hiéroschimoine Gabriel Bunge, Gastrimargia sau nebunia pântecelui – ştiinţa și învăţătura Părinţilor pustiei despre mâncat şi postit plecând de la scrierile avvei Evagrie Ponticul [Gastrimargie ou la folie du ventre – la science et l’enseignement des Pères du désert sur la nourriture et le jeûne partant des écrits d’abba Évagre le Pontique], traduction roumaine par Pr. Ioan Moga, Éditions Deisis, Sibiu, 2014.
9. Mère Silouana, Séminaire à Iasi en 2012, propos rapportés par Christine Artiga.
10. Ne vorbește Părintele Arsenie [Le Père Arsenie nous parle], Volume 3, deuxième édition, Éditions Mănăstirea Sihăstria, 2010, pp. 68-70.
11. Christos Yannaras, Criza modernitatii si realitatea persoanei [La crise de la modernité et la réalité de la personne], 25 juillet 2012, crestinortodox.ro

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