Ces deux courtes paraboles, qui se suivent dans l’Évangile et qui sont consacrées au même thème, ont été racontées par le Christ juste après celle du Semeur, et au sein d’un ensemble de paraboles, qui indique clairement qu’elles étaient un outil pédagogique privilégié du Seigneur pour évangéliser. Dans la mesure où elles se situent entre l’arrivée des émissaires de Jean-Baptiste auprès du Christ et l’arrestation de ce dernier par Hérode Antipas, on peut les situer au début de la deuxième année de mission du Seigneur après qu’Il eût donné à Ses Apôtres des consignes de mission, et donc en pleine évangélisation de la Galilée.

Remarquons que le Christ, dans le choix des thèmes de Ses paraboles, part très souvent des éléments de la vie quotidienne, et des activités professionnelles des gens. Par exemple, ici, Il aborde trois fois de suite les questions agricoles (le Semeur, l’Ivraie et le blé, et le Grain de sénevé), qui parlaient à un peuple d’agriculteurs, ainsi que les problèmes culinaires (la femme qui confectionne le pain pour la maison) qui parlaient à toutes les maîtresses de maison. Cela touchait le cœur de Ses auditeurs.

Si l’on s’en tient à Saint Matthieu et à Saint Marc, le Christ est chez Lui, à Capharnaüm, « au bord de la mer de Galilée, assis dans une barque » (probablement celle de Simon-Pierre), et Il parle devant « une grande foule », qui représente le peuple juif, Son peuple d’Israël.

Celle du Grain de sénevé est rapportée par les trois Synoptiques, tandis que celle du Levain n’est rapportée que par Saint Matthieu et Saint Luc. Malgré leur brièveté, les deux sont abondamment commentées par les Pères de l’Église.

Abordons celle du Grain de sénevé, qui fait suite à celle de l’Ivraie et du blé chez Saint Matthieu.

« Le Royaume de Dieu¹ [« des Cieux¹ » chez Mt] est semblable à … ». Très souvent le Christ commence ainsi. Il est venu sur terre pour cela, pour nous sauver de la mort physique et spirituelle et pour nous introduire dans le Royaume de Son Père céleste, où nous entrerons dans une communion parfaite avec la Divine Trinité. C’est le but de notre vie. Il faut donc que ceux qui L’écoutent rapportent tout ce qu’Il va dire à ce but. Les comparaisons qu’Il va faire (c’est le sens même du mot parabole²) avec la vie quotidienne, sont destinées à faire comprendre aux gens le contenu spirituel de ce but. C’est une pédagogie remarquable parce qu’elle se met au niveau de tous.

« Le Royaume des Cieux est semblable àun grain de sénevé ». Le sénevé³ est la moutarde : c’est une plante herbacée à fleur jaune. Ses graines⁴ sont très petites (plus petites que des grains de blé), mais la plante peut atteindre jusqu’à 2m de haut, ce qui est très élevé pour une « herbe portant semence » (Ge 1/29) et devenir un arbuste. Les agriculteurs, nombreux dans ce peuple, tendent l’oreille et écoutent attentivement. Le Semeur, c’est Dieu Lui-même, comme le Christ l’a laissé entendre dans la parabole du Semeur (Mt 13/4-9), Dieu-Père. La graine c’est le Christ, Dieu-Fils, comme le disent Saint Hilaire de Poitiers⁵ et Saint Ambroise de Milan⁶, mais on peut considérer aussi que c’est l’image de Dieu qui est dans l’homme : elle est petite, pour ne pas nous écraser, ni nous contraindre et aussi parce que Dieu veut que nous coopérions avec Lui. Nous devons travailler à être de la bonne terre, pour que la graine puisse germer et croître. Et, par la grâce de Dieu-Esprit, elle devient un grand arbre, c’est-à-dire qu’elle parvient à la ressemblance à Dieu. Saint Ambroise rappelle aussi que le Christ a comparé la foi à un grain de Sénevé, qui permet de soulever des montagnes (Mt 17/19). Le « champ » était initialement le jardin d’Éden, qui deviendra l’Église. Et la petite plante deviendra « un arbre », l’Homme accompli, déifié, qui réunit la Terre et le Ciel. Nous pourrions dire qu’il s’agit d’une synthèse extrêmement condensée des pensées divines sur le destin de l’Homme. « Les oiseaux du ciel qui viendront s’abriter dans ses branches » (Mt et Lc), ou « sous son ombre » (Mc) sont les Anges des Cieux, comme le pense Saint Ambroise (mais il considère que l’Arbre est le Christ), mais on pourrait aussi penser qu’il s’agit de l’homme accompli, déifié, que les anges viennent servir. Pour Saint Hilaire, il s’agit des païens qui viendront trouver le repos dans l’Église.

Saint Ephrem de Syrien⁷ voit dans cette parabole le symbole de la petitesse de la prédication évangélique à ses débuts, mais qui, ensuite, a conquis la Terre.

Aussitôt après, le Christ raconte la parabole du Levain dans la farine, qui va parler plus aux femmes⁸ qui L’écoutent, et qui est dans le même esprit.

Dans les sociétés antiques, c’était la femme qui était le fondement et le centre de la maison, le foyer. Un de ses rôles important était de préparer et de cuire le pain, base de l’alimentation. La farine et l’eau en étaient les deux composantes (avec le sel). Mais, sans le levain, la pâte ne pouvait pas lever et l’on ne pouvait obtenir que des galettes azymes immangeables, qui n’avaient qu’une valeur mémorielle et religieuse (pour la fête de Pâque). Le levain provient de la fermentation de bactéries et de levures, qui sont naturellement présentes dans la farine et l’eau, et qui se développent dans un mélange de farine et d’eau tiède. Il faut donc le préparer à l’avance. Mais le levain représente très peu de chose par rapport à la farine mélangée avec de l’eau. Il suffit d’en mettre une toute petite dose, et de pétrir la pâte. Le Seigneur dit que le levain est « caché dans trois mesures de farine ». Saint Ephrem dit que « le levain travaille la farine pour la transformer silencieusement à son image. Il soumet toute la masse de farine à sa puissance cachée ».

Nous retrouvons la même symbolique que dans la graine de sénevé, le levain pouvant symboliser l’œuvre du Fils ou celle de l’Esprit. Saint Ephrem y voit l’Évangile, qui a conquis l’univers, et aussi « le corps du Seigneur [qui s’est semé] dans la masse de la famille d’Adam ». Saint Hilaire y voit le Seigneur Lui-même, recouvert par trois mesures de farine que sont « la Loi, qui a fixé, les Prophètes qui ont annoncé et les Évangiles, qui ont accompli ». Saint Ambroise a une opinion proche : « le Fils de Dieu a été caché dans la Loi, voilé dans les Prophètes et accompli dans l’Évangile ». Saint Jean Chrysostome⁹ y voit une image de l’Église : « De même que le levain répand sa force invisible dans toute la pâte, les disciples convertissent le monde entier ». Les 12 hommes [les Apôtres] qui ont été le levain, ont changé et sanctifié toute la terre. Saint Ambroise fait enfin remarquer que la doctrine chrétienne est un levain. Il en trouve une preuve a contrario lorsque le Christ recommande à Ses disciples « de se méfier du levain des Pharisiens et des Sadducéens » (Mt 16/6) [qui sont des pensées de Satan].

Le Christ, par ces paraboles simples et compréhensibles par tous, initie le peuple à la plus haute des théologies : Dieu s’est fait petit en nous pour que nous devenions grands en Lui, Il s’est fait Homme, pour que l’homme devienne dieu. La semence divine est toute petite, sans apparence extérieure, mais elle recèle la toute-puissance divine. Ce mystère est conforme à la nature de Dieu et nous révèle l’antinomie divine humilité/toute-puissance. Si Dieu ne faisait pas la kénose de Sa Gloire incréée et de Sa toute-puissance, nous ne pourrions pas être, ni entrer en communion avec Lui, librement, par amour.

Ces deux paraboles ont gardé la même valeur pour nous, pour chaque Chrétien de notre époque, 2000 ans après que la Bouche même de Dieu les eussent dites. Comme le dit le Seigneur : « que celui qui a des oreilles pour entendre entende » (Mt 13/9).

Que l’Esprit-Saint ouvre nos oreilles !

P. Noël TANAZACQ, Paris

Notes :