Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
Tout lecteur quelque peu assidu des Évangiles le sait : les péricopes afférentes au repas pascal, à l’institution de l’Eucharistie se trouvent dans les synoptiques (Mt 26, 26-29, Mc 14, 12-25), ainsi que dans 1 Co 11, 23-26. Et le choix de Saint Jean le Théologien de ne point nous transmettre ce même récit, tel que cela l’avait été avant lui, ne peut que nous rendre davantage attentifs – si tant est que l’on puisse n’être pas fascinés par la totalité théologique du Quatrième Évangile ! – à la densité du chapitre 13. Comme toujours, la Tradition de l’Église, la Liturgie par laquelle elle nous enseigne, élève nos regards au plus haut. Le synaxaire du Grand Jeudi n’affirme-t-il pas : « Le saint et grand jeudi, comme nos Pères nous l’on prescrit, selon la tradition reçue des Apôtres divins et des saints Évangiles, nous célébrons les quatre mystères suivants : le Lavement des pieds, la Cène mystique, la Prière suprême du Christ et la Trahison de Judas. » Le chapitre 13 : celui du lavement des pieds, celui de la trahison de Judas, constitue aussi le commencement de la seconde partie du quatrième évangile. Alors que les douze premiers donnent un récit de la révélation du Christ devant le monde, les chapitres 13 à 20 présentent, eux, la révélation de la gloire du Christ devant les Siens.1 Le début du récit nous saisit par la force d’une sorte de prologue : « Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. Au cours du repas, alors que le diable a déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer, Jésus sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture. »2
Nous n’avons pas affaire à un rituel sacral et purificatoire
Ce récit, ce témoignage, se situe, en un sens, aux antipodes des rites sacraux et purificatoires que nous pourrions rencontrer dans le Pentateuque, dans le livre de l’Exode par exemple, lorsque Yahvé donne à Moïse les instructions suivantes : « Tu feras pour les ablutions un bassin de bronze à socle de bronze ; tu le mettras entre la Tente du Rendez-vous et l’autel, et tu y mettras de l’eau, avec quoi Aaron et leurs fils laveront leurs mains et leurs pieds. Quand ils entreront dans la Tente du Rendez-vous, ils se laveront avec de l’eau afin de ne pas mourir ; de même, quand ils s’approcheront de l’autel pour le sacrifice (…) ils laveront leurs mains et leurs pieds, afin de ne pas mourir. »3 Pourtant, il s’agit bien, dans les deux cas, de la rencontre avec le Dieu Vivant dont l’Unique Nature ne s’est pas encore, dans l’Exode, révélée en Ses trois Personnes, et moins encore dans la kénose du Christ. Dans le texte de l’Exode toutefois, s’approcher de l’autel, pénétrer dans la tente constituent des gestes procédant d’Aaron ou de ses fils, au lieu que dans l’évangile Johannique, l’initiative qui conduira à laver les pieds des disciples revient au Christ seul, et à un Christ Pantocrator. En effet, le Christ est pleinement acteur de la totalité de ce qu’Il accomplit, la péricope ne cesse de l’affirmer avec insistance : Il sait que le Père a tout remis entre Ses mains. Il sait qu’Il est sorti de Dieu et qu’Il s’en va vers Dieu. Et justement parce qu’Il sait, et parce qu’Il consent, Il n’est en rien asservi à quelque destin contre lequel Il aurait à Se battre. Sa souveraineté sur les événements est aussi fortement affirmée dans les versets 1 à 3, formant comme le prologue du début de ce chapitre 13, que plus loin dans ce même évangile, dans le récit même de la passion, et de l’arrestation du Christ en particulier. Arrestation évidemment consentie, puisque la tourbe hétéroclite de ceux qui s’imaginent avoir le moindre pouvoir sur le Christ recule et tombe à terre, lorsque le Christ lui fait face ; cette légion d’hommes armés s’imagine être acteur et ne l’est pas en profondeur.4 De façon analogue, au cours de cette kénose du Christ se mettant à laver les pieds des disciples, Pierre voudrait devenir actif et acteur, et ne le pourra pas. Notre intelligence raisonnante ne peut guère comprendre en plénitude ce que le texte du début du chapitre 13 parvient tout de même à nous transmettre : la pleine Divinité de Celui qui est sorti de Dieu et va vers Dieu et, simultanément, la plénitude de Son Humanité, sauf le péché, avec ce Christ qui Se lève de table, en cours de repas et non au début, dépose son vêtement « mondain » pour prendre un linge d’homme de service, qu’il se noue à la ceinture, comme en une gradation supplémentaire de kénose et d’amour.
Nous ne sommes pas non plus en présence d’un rite d’accueil
Cette ablution, pas plus qu’elle ne s’ancre dans une sacralité du pur et de l’impur, ne peut se réduire ici, à un de ces rites d’accueil alors en usage dans les terres d’Orient. Nous ne sommes pas à Mambré lorsqu’Abraham, assis à l’entrée de sa tente au plus chaud du jour, vit les trois hommes qui se tenaient debout devant lui, courut à leur rencontre, se prosterna à terre et dit : Monseigneur, je t’en prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter. Qu’on apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds (…)5. Abraham se plie et se complait, dans la joie, aux usages de l’hospitalité ; mais il ne lui vient pas à l’esprit de se défaire de ses habits ordinaires pour revêtir ceux d’un domestique appelé à accomplir une tâche, à vue humaine, avilissante : de l’eau sera bien apportée aux hôtes pour qu’ils puissent se laver, mais Abraham ne se voit nullement prendre soin lui-même des pieds de ceux qu’il a su si bien accueillir. Il n’est pas l’Un de la Sainte Trinité et n’en manifeste pas la kénose !
Avec ce texte johannique du lavement des pieds, nous n’avons donc affaire ni à quelque évocation d’un effroi sacral, de ce tremendum (une peur) vétéro-testamentaire, si présent, au temps de l’Exode dans la psychologie de ceux qui s’approchaient du lieu de la Présence, dans la crainte de malmener ces prescriptions vestimentaires et comportementales assurant la vie sauve aux prêtres et au grand-prêtre auxquels incombait le bon déroulement de ces liturgies, ni à des usages religieux, voire sociaux, liés au bon déroulement d’un repas. Quant au repas dont il est question dans notre texte johannique, il se déroule le soir du jeudi, « Avant la fête de la Pâque »,6 avant la fête juive ; ce n’est donc pas le repas de la Pâque juive. André Scrima insiste sur ce point : il ne s’agira pas d’une Pâque juive, mais de la Pâque du Christ. « Jésus est venu maintenant, avant la fête juive. Il institue sa Pâque, la Pâque chrétienne (…) » et la Pâque de la crucifixion aura lieu « le jour des azymes », quand les Juifs se mettront à immoler l’agneau pascal dans le Temple. »7
Le dévoilement d’un des sens les plus profonds de ce lavement des pieds nous est donné, dès les trois premiers versets, déjà cités, de ce chapitre 13. Nous sommes comme élevés, en une suite vertigineuse d’affirmations, nous sommes comme introduits dans le mystère de la Kénose du Christ Pantocrator : Il nous prépare à Sa Pâque, puisque Son heure est désormais venue, l’heure de passer de ce monde à Son Père, l’heure de faire retour par Sa mort librement consentie en ce Père qu’Il n’a jamais quitté. Sa mort volontaire est accomplissement de Sa mission, elle met fin à Sa présence incarnée, ouvre Son élévation vers Son Père. Et, comme si cette acceptation volontaire du trépas ne suffisait pas à nous faire comprendre la force de cet Amour qui se déploie dans le dépouillement et par lui, il faudra encore que le Christ se dévête jusque de Ses vêtements pour pouvoir nous introduire dans Sa gloire, en intervertissant les symboles du maître et ceux des gens ordinaires et, de façon plus profonde encore, en nous faisant entrevoir Sa Pâque sur la Croix, au cours de laquelle Il Se laissera dépouiller de ses vêtements8.
Le face à face du christ et de saint pierre
Les gestes du Christ, au cours de ce repas, induisent une vive réaction de la part de l’apôtre Pierre. Il n’y a pas entre eux de dialogue stricto sensu, nous ne sommes pas en présence de deux paroles, de deux raisons (logos) qui parviendraient à se compénétrer (dia). Un dialogue demeure pour un temps impossible, et cela ne tient pas à la psychologie pétrinienne, quelque impulsive et généreuse, aimante et erratique qu’elle se manifeste ici aussi. Le malentendu ne procède pas de la psychologie, mais d’un cœur qui ne s’est pas encore laissé convertir par l’Inattendu de Dieu. Jean Zumstein écrit avec pertinence que « L’image que Pierre se fait du Christ ne tolère aucune idée d’abaissement ou de service »9. Le coryphée des Apôtres ne peut accueillir cette inversion des rôles dont il est le témoin décontenancé et quelque peu scandalisé : « C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? »10. Et dans Sa réponse, le Christ ne tente aucunement de convaincre Pierre du bien-fondé de Son geste, Il n’entreprend pas de corriger l’image que l’apôtre s’est faite de Lui : Il concède au contraire que le sens des gestes accomplis ne pourra être saisi que plus tard, après coup, après la sidération devant le tombeau vide, avec la compréhension de la plénitude lumineuse et victorieuse de ce vide, compréhension rendue possible par l’action de l’Esprit-Saint. La pleine intelligence du sens du lavement des pieds ne pourra sourdre qu’au pied de la Croix glorieuse et salvifique. En revanche, le Christ dit à Pierre ce que ce dernier peut entendre sans, à ce moment-là, comprendre : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. »11. En effet, il n’y a pas d’égalité, de réciprocité, dans la relation qui vient d’être signifiée et instaurée. Si Pierre avait lavé les pieds du Christ, cela n’aurait rien changé de l’image que Pierre se faisait de son maître. Rien de ce qui se noue et se joue dans cette scène du lavement ne serait advenu si un autre que le Christ s’était « abaissé » : seule la kénose du Maître et Seigneur, dans l’acte de laver les pieds, comme quelques jours plus tard dans l’élévation de la Croix, donne le Sens, indique le Chemin, révèle la Vie. Tant que je n’accepte pas le don que le Christ me fait de Sa vie, je ne puis avoir de part avec Lui ; ce n’est point qu’Il ne le veuille pas, c’est que je ne suis pas prêt à recevoir un tel don. Et cela, Pierre ne le comprend pas encore, et ne sait que surréagir en s’écriant, de façon pathétique et décalée « Pas seulement les pieds, mais les mains et la tête »12 comme s’il s’agissait de quelque purification rituelle à parfaire, au lieu qu’il s’agit d’une relation d’amour, un amour jusqu’à la mort sur la Croix, et un amour absolu en lequel il n’y a nulle place pour quelque ajout que ce soit, puisqu’il est la plénitude même et le cœur de la révélation.
Jean-Marie Gobert
Notes :
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