Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
Le christ et les autres disciples
Le Christ reprend sa place à table. Plus aucune allusion ne sera faite à cet échange avec Pierre. Il s’adresse maintenant à l’ensemble de Ses disciples, les interrogeant sur la compréhension de ce qu’Il vient de faire. « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? » Adresse toute rhétorique, puisqu’Il ne marque pas le moindre silence, n’attend pas la moindre réponse, mais enchaîne à partir du bien-fondé de ce qu’eux, les disciples, disent de Lui : « Vous m’appelez „Maître” (didascalos, celui qui enseigne) et Seigneur (Kyrios, celui dont on reconnait l’autorité) et vous dites bien, car je le suis. » Il affirme et confirme cela après S’être dévêtu de Ses propres vêtements et avoir pris une livrée domestique. La kénose, le dépouillement choisi pour le lavement des pieds « n’a donc rien effacé de Son autorité et en est bien plutôt l’expression adéquate »1. Puisque le Christ, Lui à qui les disciples reconnaissent autorité et savoir, n’a pas craint de S’abaisser à leur laver les pieds, à plus forte raison se devront-ils, eux, (et nous, par conséquent !) de se comporter les uns envers les autres conformément à l’exemple qu’Il vient de leur donner : « Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns des autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi comme j’ai fait pour vous. Amen, amen : je vous le dis : un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie. Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites.2 ».
Ce serait mésinterpréter le sens de cette péricope que de voir en elle une invitation à une mimétique morale ou comportementale. Il s’agit certes, d’imiter, mais d’imiter quoi ? D’imiter le renversement des valeurs manifesté par le Christ dans le lavement des pieds ; de me laisser pétrir par Lui jusqu’à recevoir la capacité et la force de mettre en œuvre et de vivre ma propre kénose : « Lui qui est de condition divine n’a pas revendiqué son droit d’être traité comme l’égal de Dieu, mais il s’est dépouillé, prenant la condition d’esclave »3. Et moi qui ne suis évidemment ni Dieu, ni Seigneur, ni Maître, je ne puis en aucun cas vivre en Christ tant que je ne parviens pas à cette humilité véritable, à ce dépouillement, à cette renonciation à toute volonté propre, qui me permettra, moi aussi, de laver les pieds de mes frères, parce que le Maître m’a enseigné à le faire. Il ne s’agit pas d’imiter l’extériorité d’une gestuelle, mais de comprendre la signification de cette dernière, qui n’est autre que la manifestation absolue et inconditionnelle de l’amour de Dieu.
De même que le lavement des pieds nous fait entrer dans le mystère de ce Dieu qui Se donne en Son abaissement, de même nous ne pouvons vivre ce mystère, nous ne pourrons vivre en Christ sans faire en sorte que puisse s’accomplir en nous notre propre kénose, notre propre renoncement à toute puissance, notre renonciation absolue à tenter de soumettre l’autre et à l’aliéner, c’est-à-dire à tenter d’obtenir qu’il devienne ce que moi je souhaite qu’il soit ! Cette tentation profonde de vouloir soumettre l’autre est tellement incrustée dans l’âme et le cœur du vieil homme qui est en nous, que notre attachement au Christ, notre désir d’être auprès de Lui, si véritables et profonds qu’ils soient, n’expurgent pas, comme par enchantement cette volonté de puissance qui agit et demeure en nous. Pire, elle n’attend que notre goût de la domination et de la vaine gloire pour se travestir en une contrefaçon d’exigence spirituelle. Entre la mère des fils de Zébédée s’approchant du Christ avec ses fils, pour demander que l’un d’eux soit à Sa droite et l’autre à Sa gauche4, et l’ensemble des disciples contestant entre eux, après qu’a été annoncée chez Luc la trahison de Judas, et se demandant lequel peut être tenu pour le plus grand5 … nous reconnaissons bien ce que nous savons se tapir aux tréfonds de notre âme : la rouerie inlassable de notre orgueil, de notre volonté d’exercer une emprise sur ce prochain que j’aime. Cet orgueil a une telle force de nuisance en nous que Dieu seul a le pouvoir de nous en guérir6.
La trahison de Judas
Elle a déjà été évoquée à deux reprises, aux versets 2 et10. En Jean 13, trahison et lavement des pieds se mêlent, parce que la trahison ouvre la montée vers le Golgotha, et parce que la Passion donne à ce moment du lavement des pieds la plénitude de sa signification. Pourtant, l’accomplissement de la trahison n’ajoutera rien à ce que le Christ, en Sa plénitude divine, sait et ne diminuera en rien Sa souveraineté. L’évangéliste nous dit avec insistance combien le Christ connaitceux qu’Il a choisis : « Moi, je sais quels sont ceux que j’ai choisis » (18), et ce savoir inclut, bien sûr, la personne de Judas : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les douze ? Et l’un d’entre vous est un diable »7. Le choix, par le Christ, de ses disciples s’effectue dans le monde, dans l’histoire, il porte sur des personnes à la liberté inamissible, quitte à ce qu’elle se mette au service des Ténèbres : foi et fragilité, foi et faillibilité demeurent nécessairement liées. L’appel au Psaume 40 (41), évoquant la trahison d’un ami par un de ses proches, montrerait, s’il en était besoin, la permanence de cette fragilité humaine, qui ne concerne pas seulement Judas … puisque Pierre niera à trois reprises connaître Celui qu’il continuera à suivre. Mais Judas, lui, va s’abîmer dans la désespérance sans avoir saisi qu’elle vient toujours du Malin. Il « frappe du talon » ce Maître avec qui il a partagé le pain, duquel il a reçu le pain de vie, ce Seigneur et maître qui vient de lui laver les pieds. Il ne lèse pas la personne du Christ, qui non seulement sait que cette trahison adviendra, mais prépare les autres disciples à être témoins de sa suite nécessaire que sont Passion, Croix et Tombeau vide, lesquels manifesteront la pleine souveraineté de Celui qui de toute éternité, est : « Je suis » (v 19). La Passion qui vient n’affaiblira en rien Celui qui va rentrer dans Sa Gloire en révélant l’incommensurabilité de l’amour du Père.
L’annonce, par le Christ, de l’imminence de la trahison, s’accompagne aussi, dans cette Humanité qu’Il a librement choisie et assumée, Lui vrai Dieu et vrai homme, d’un trouble « en esprit », c’est-à-dire au plus profond de son incarnation, un tourment analogue à celui qu’Il ressentit en présence du désarroi provoqué par la mort de Lazare8, analogue encore à celui qu’Il éprouvera à Jérusalem, quelques jours plus tard, lorsqu’Il parlera de Sa glorification par Sa mort9. L’annonce de cette trahison plonge les disciples dans la perplexité et l’embarras, puisqu’ils ignorent qui peut bien se préparer à un tel forfait. Parmi eux va se détacher le « disciple bien-aimé » ainsi nommé pour la première fois. Couché « sur le sein » (kolpos) de Jésus, à la façon dont le « Fils Unique-engendré est dans le sein (kolpos)du Père »10, occupant donc par rapport au Christ la position même que ce dernier occupe par rapport à Son Père11, ce « disciple bien-aimé » se trouve appelé à devenir l’interprète du Fils auprès des autres disciples, comme le Fils est l’interprète du Père auprès des hommes. À l’initiative de Simon-Pierre, ce disciple bien-aimé devient le médiateur entre le Christ et les autres personnes présentes, et c’est à lui qu’il revient de s’enquérir : « Qui est-ce ? » Jésus répond à cette demande et par la parole et par le geste. Oui, Il parle et agit : tous les verbes d’action du verset 26 ont Jésus, et Lui seul, pour sujet : c’est Lui qui évoque la bouchée qui deviendra signe, Luiqui la trempe dans le plat, Luiqui la donne à Judas, lequel ne fait que subir : le Christ, en Sa divinité, est pleinement souverain du déroulement de cette scène. Si la trahison de Judas met en branle le processus de la Passion, elle n’advient pas sans le consentement du Christ ni indépendamment de Son initiative. Et, même après que Judas a pris la bouchée, permettant l’entrée en lui de Satan, il reste comme sous la directive du Christ l’enjoignant de faire vite ce qu’il doit faire. Le Christ va donc « être livré » à ce pouvoir des ténèbres sur lesquelles Il conserve toute autorité.
L’avarice de Judas ?
Cette péricope du lavement nous met en présence du mystère de Judas. Il n’est pas le seul à trahir la confiance du Christ, mais nous saisissons bien tout ce qui diffère entre sa personnalité et celle de Pierre, par exemple. Le triple reniement de Céphas s’inscrit dans la banalité du désarroi et de la peur, avec ces impulsivités pétriniennes qui favorisent encore ces moments de vertige. Vulnérable au désarroi, aux emportements, au respect humain, rien ne nous laisse supposer chez lui une distanciation, une réserve spirituelle, une sorte d’inclination à se complaire dans des appréciations personnelles. Lorsqu’il entend le coq chanter une troisième fois, ce sont des larmes de repentance qui jaillissent en lui et le poussent vers la lumière du pardon et non point dans les ténèbres de la désespérance. Au lieu qu’à Béthanie, l’évangéliste nous montre un Judas nullement ému par Marie, jetée aux pieds du Christ pour les oindre d’un parfum de nard pur de grand prix et les essuyer avec ses cheveux. Judas n’éprouve pour ce geste déconcertant aucune compassion, il en fait publiquement la critique, alléguant des considérants moraux, voire moralisateurs, pour blâmer l’irresponsabilité d’un tel gaspillage. Le commentaire cinglant donné en 12, 6 : « Il dit cela non par souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait » confirme une avarice attestée dans les Écritures et évoquée à plusieurs reprises dans les textes liturgiques de la Grande Semaine. Mais la trahison de Judas s’ancre dans un affrontement cosmique qu’elle manifeste, dans un antagonisme qui s’est noué avec la faute de nos premiers parents et ne s’abolira en plénitude qu’à la fin du temps, lorsque le Diable sera jeté dans l’étang de feu et de soufre, y rejoignant la Bête et le faux prophète12. Gardons-nous de réduire le drame de l’Iscariote à une sanction morale de l’avarice ! « Ce ne sont pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde des ténèbres (…)13. L’avarice dont il est question n’est pas réductible à ce travers lamentable lui faisant prendre dans la bourse commune pour des fins personnelles. Zachée fit bien davantage, mais il voulait, lui, malgré sa petitesse, voir le Christ ! L’avarice par laquelle le Malin jette son filet mortifère sur Judas, est la suite et la conséquence de cette orientation principielle et obstinée, de cette idolâtrie14 par laquelle nous refusons, au plus intime de nous-même, de faire confiance à Dieu. Si nous en arrivons à ne plus confesser que de bouche Celui que nous disons être Seigneur et Maître, si nous ne nous abandonnons pas à Lui, préférant faire fond sur des projets par nous bricolés si, étrangers à toute compassion en voyant Marie oindre les pieds du Maître nous grommelons nos dissidences et vaticinons nos tocades caritatives, alors, en effet, l’avarice ne demande qu’à devenir cette puissance qui nous coupe de Dieu et « nous fait élaborer de vains projets au lieu de s’en remettre en tout à la volonté divine »15.
Je n’éprouve qu’un morne intérêt pour certaines investigations insistantes sur la psychologie de Judas ou, pire encore, pour ceux qui échafaudent des considérants politiques censés nous aider à comprendre l’effondrement spirituel de l’Iscariote. André Scrima a pleinement raison de distinguer entre une histoire à vue humaine, une histoire « horizontale » avec ses dédales événementiels et ses acteurs plus ou moins saisissables, et un dessein de Dieu qui est au-delà de cette histoire, lors même qu’il se manifeste et se déploie en elle : « Dès les origines, il y a un combat, un conflit (…) entre le dessein de Dieu et le projet de rébellion contre Dieu : ce conflit s’est manifesté dans Satan, puis dans Adam et à présent dans Judas l’Iscariote. Et c’est la raison pour laquelle Satan apparaît ici. Satan a incité Adam à se rebeller et à présent il y incite Judas »16. C’est cela l’enjeu de la trahison. À la radicalité de la révélation de ce Dieu Amour qui vient à nous dans la dépossession, dans Sa kénose, dans la subversion des rôles comme nous l’avons vu, correspond chez Judas une radicalité léthale par laquelle il en vient de façon progressive et dramatique à ne plus pouvoir sortir de lui-même pour se blottir contre le Christ, ayant perdu toute confiance en Sa longanimité et en Son pardon. Judas s’est rendu étranger à la compassion de Celui qui l’avait choisi et par qui ses pieds avaient été lavés. Son refus d’entendre en son cœur cet Ephrata, cet « ouvre-toi »17 que la présence aimante du Christ ne cesse de lui adresser, voilà ce qui le conduit au cœur de cet enfer glacial évoqué par Dante18.
Lorsque l’Église a condamné l’erreur généreuse de l’apocatastase, cette affirmation selon laquelle tous les hommes seraient sauvés, elle n’a jamais douté de la miséricorde divine. Elle sait très bien, avec saint Isaac le Syrien que « Semblable à une poignée de sable tombant dans l’océan sont les fautes de toute chair en comparaison de la providence et de la miséricorde de Dieu »19. Mais elle sait aussi que la miséricorde divine de Celui qui s’est comme abaissé pour nous sauver se refusera à briser le vouloir obstiné de l’homme qui en refuse les bénédictions et les guérisons. Dieu ne dépouille pas de leur liberté, même réduite à une puissance d’illusion et d’aliénation, ceux qui s’opposent à Lui jusqu’au bout. C’est la résistance de Judas à la miséricorde et à la patience aimante du Christ qui le conduisit à se pendre. Parce qu’il en était arrivé au point de ne plus pouvoir comprendre que « l’humilité, c’est le bûcher du démon »20.
Jean-Marie Gobert
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