Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
La vie contemporaine est affectée d’une manière considérable par la culture technique. Une variété impressionnante de dispositifs envahit aujourd’hui notre vie et impacte notre manière d’exercer notre profession, les traitements médicaux et surtout les loisirs. La technique s’interpose dans des formes diverses entre l’homme et le monde environnant. Parmi ses nombreuses utilisations, la technique couvre aussi aujourd’hui le territoire du ludique, du divertissement, offrant de nouvelles expériences, des formes variées d’évasion du monde réel, mais aussi des états psychiques difficiles à trouver dans la vie quotidienne.
Fort probablement, les jeux sur ordinateur et les productions du cinéma de consommation ouvrent les territoires les plus vastes, d’une structure sophistiquée, qui font une concurrence acerbe à la réalité de la vie. Construites sur des supports narratifs plus simples ou plus complexes, avec les enjeux capitaux ou insignifiants, toutes ces productions vidéo sont la plupart du temps affublées de routes sinueuses, parsemées d’embûches de toutes sortes, bénéficient d’un graphisme exceptionnel, qui enveloppe soigneusement un mixage vidéo-émotionnel séduisant. Le film en 3D et les jeux sur ordinateur, truffés d’effets spéciaux et de métamorphoses, de risques majeurs et de scènes apocalyptiques, de personnages fantastiques, doués de pouvoirs surhumains, arrivent à camoufler parfaitement la constitution « illusoire », en « instituant » une nouvelle « réalité », « virtuelle », un vaste territoire où la liberté du jeu semble ne plus rencontrer de barrière. Les mégabytes et les autres tentacules des technologies numériques semblent toujours capables de saisir tout fantasme, en offrant une substance et un contour à toute action, situation ou personnage imaginés par l’esprit humain, de sorte que le territoire des vidéo-productions semble cacher une variété inépuisable de possibilités créatrices. Séduits d’un point de vue sensoriel et émotionnel, les utilisateurs plongent dans le treillis de situations offertes par le film ou le jeu sur ordinateur, où ils peuvent essayer, sans risques, des gestes condamnables, des émotions interdites, des situations-limites ou des actions d’une violence souvent difficile à imaginer.
La falsification de la vie : succédanés d’existences camouflés dans des avatars virtuels
Les offres qui tendent à conquérir le plus aujourd’hui aussi bien les plus jeunes que les plus âgés, sont probablement celles des communautés virtuelles. Ces jeux communautaires en ligne offrent la possibilité d’une « vraie vie » irréelle. Contre des sommes modiques, les utilisateurs, souvent cachés derrière un nom fictif, choisissent un nom, un genre, un visage et un corps. Pour le personnage « construit » on choisit également une profession et quelques données « biographiques », on acquiert une « résidence », de sorte qu’on peut dire que l’espace de la communauté virtuelle possède tout ce qui est nécessaire pour une « vie » en bonne et due forme. Les communautés virtuelles sont choisies de plus en plus souvent parce qu’elles offrent la possibilité de ce succédané de vie, exempte de toute obligation, escamotée derrière un avatar capable de dissimuler dans l’absolu, d’entretenir une fausse communication avec d’autres figures fictives, derrière lesquelles se cachent des utilisateurs animés par les mêmes intentions.
Ces plateformes destinées aux communautés virtuelles représentent pour beaucoup d’utilisateurs les concurrents les plus puissants du monde réel. La preuve est fournie par le grand nombre d’abonnés et le temps considérable passé dans l’espace virtuel. L’un de ces jeux, appelé « Second Life », a réussi à attirer, en quatre ans, trois millions d’internautes en 2007. D’une façon plus générale, les spécialistes estimaient, il y a dix ans, que plus de 30 millions de personnes avaient déjà choisi cette forme d’interaction, vivant quotidiennement des dizaines de minutes, voire des heures dans des univers virtuels. Les statistiques récentes sont beaucoup plus parlantes. Plus de 1,1 milliard de personnes sont inscrites dans divers mondes virtuels (tels que Second Life, mais aussi Blue Mars, Onverse et d’autres) comme des espaces de vie1.
Et bien sûr, les communautés d’internautes développent leur offre. On met en vente des vêtements et d’autres « biens » virtuels, destinés aux avatars, contre des sommes d’argent cette fois bien réelles. Les recettes sont considérables ! (dans l’un de ces réseaux, plus de 400 personnes gagnent par le commerce des produits virtuels environ 2.000 dollars par mois !) Dans un ouvrage de Lipovetsky nous trouvons une énumération d’autres possibilités offertes par l’espace virtuel : déjà il y a plus de 10 ans, en 2007, la Suède avait ouvert sa première ambassade virtuelle, et en France les candidats aux élections présidentielles s’adressent aux avatars, en mettant dans le jeu leur propre « clone » numérique, afin de mener une campagne électorale dans l’espace virtuel. Certaines enseignes ont installé des magasins virtuels de vêtements, d’autres ouvrent des hôtels de luxe où l’on peut payer pour louer des chambres qui en réalité deviennent disponibles beaucoup plus tard. « On se retrouve, écrit Lipovetsky, à la pointe ultime : c’est le réel qui entre désormais dans le virtuel. Avec le « virtuel-réel », le jeu en ligne hypermoderne a inventé l’écran oxymorique qui, unissant ces contraires, le faux et le vrai, le fictif et l’authentique, donne naissance à une forme expérientielle inédite. »2
Certains considèrent que ces interactions consommées dans l’espace virtuel pourraient, auraient des vertus thérapeutiques pour améliorer les capacités de socialisation, surtout dans le cas des utilisateurs avec de graves problèmes de communication. On considère que les internautes eux-mêmes pourraient dépasser, dans le plan réel, certains blocages qu’ils ont dans la communication, s’ils utilisent d’une manière adéquate la communication par l’intermédiaire des avatars, offerte par l’espace virtuel. Il y a cependant beaucoup plus de voix qui nous avertissent du fait que toutes ces pratiques ont, au contraire, des effets négatifs. Elles affaiblissent la disponibilité et la capacité du sujet à s’impliquer dans les relations interpersonnelles de la vie réelle. Plus encore, les « expériences » nouvelles sont très souvent des relations exemptes d’engagements réels ou des actions condamnables perpétrées à l’abri de l’opprobre public. Dans beaucoup de situations, l’utilisateur, qui est une personne respectable dans la vie de tous les jours, fait l’expérience, dans le monde virtuel, sous la protection d’une fausse identité, camouflé dans le corps et le visage d’un avatar, d’une vie libérée de toute contrainte légale ou morale, dans une communauté située en dehors de toute juridiction réelle. Il semble trouver à cet endroit l’espace parfait pour « l’expression » libre de la vie, le territoire idéal pour l’irruption de tous ces défoulements, le lieu le plus convenable pour l’expression de ses pulsions libérées de toute forme de censure.
L’augmentation du nombre d’utilisateurs des communautés virtuelles, la diversification de l’offre et le niveau de la demande, en forte croissance, mais aussi la prospérité de l’industrie du film montrent que le désir de l’homme d’essayer de nouvelles expériences, son penchant pour vivre de nouvelles sensations et émotions semblent ne pas avoir de fin. Il est peut-être utile de mentionner ici la constatation de David Harvey, selon qui un certain bombardement de stimuli institue une nouvelle condition, une situation de vie nouvelle : la sursollicitation sensorielle3.
Celle-ci est responsable d’une certaine subordination de l’utilisateur, qui se trouve dans le flux des expériences proposées par le film ou le jeu. Les producteurs de films et de jeux sur ordinateur utilisent, dans ce sens, d’une façon intentionnelle et attentive, beaucoup de moyens techniques/stylistiques qui ont des échos importants dans le psychisme humain. De sorte que beaucoup de films et de jeux sur ordinateur produisent des états psychologiques variés et intenses, comme la peur – lorsqu’on regarde une production d’horreur – une peur que l’utilisateur ou le spectateur cherche dans le jeu ou le film, justement parce qu’il ne peut pas se la procurer sans efforts et sans risque dans des conditions de parfaite sécurité dans la vie réelle.
Une réaction extrême dans le domaine des arts plastiques : agressivité et délire émotionnel
Mais la vulgarisation de l’image par le film et les jeux sur ordinateur mettent en danger, comme le remarque Walter Benjamin, « l’aura qui enveloppe l’œuvre d’art ». Le film, croit-il, est celui qui le fait au plus haut point. Et ceci vient du fait que « l’effet émotionnel est basé sur le mouvement et sur l’implication du spectateur ». En même temps, « les interruptions constantes du film refusent au spectateur, d’une manière révoltante, tout genre de soutien, en empêchant toute reconnaissance faciale d’un monde familier. »4
La télévision, de même que les expériences offertes par les jeux électroniques et les technologies 3D, force tout le champ des arts plastiques vers une surenchère de l’offre sensorielle et émotionnelle. On peut donner ici des exemples significatifs du domaine des arts ou des productions plastiques, qui misent sur l’offre accrue de sensations.
Voici l’un de ces exemples. En 1999, l’exposition Sensation, du Brooklyn Museum of Art, des États-Unis, affichait à l’entrée l’annonce suivante : « Le contenu de cette exposition peut provoquer le choc, les vomissements, la panique, l’euphorie et l’anxiété. Les visiteurs qui souffrent d’hypertension artérielle, d’affections nerveuses ou de palpitations sont conseillés de consulter leur médecin avant d’entrer dans la salle. »5 Parmi les travaux, mentionne l’auteur de cette étude, il y avait la représentation d’un crâne humain rempli du sang congelé de l’artiste, un cochon éventré flottant dans le formol, une tête de bœuf en état de décomposition et d’autres compositions choquantes du même genre.»6
Curiosité et contemplation
D’une part, il est significatif de mentionner ici l’observation d’Heidegger, sur les traces du Bienheureux Augustin, selon laquelle cette curiosité de l’homme, qui le pousse à chercher la nouveauté « pour s’en détacher ensuite, en cherchant à nouveau ce qui est neuf », est incapable de s’arrêter « à proximité de l’être immédiat » ; elle est en revanche toujours attirée par quelque chose de toujours nouveau, sans s’arrêter sur rien. C’est pourquoi, disait Heidegger, la curiosité n’a rien à faire avec l’observation, avec l’émerveillement ou la contemplation admirative de l’être7. En fait, l’avidité pour la nouveauté trahit le désir de l’homme de se soustraire à son propre soi et au monde où il vit, pour s’évader du réel8. Mais les formes variées d’auto-exil dans les mondes virtuels, dans des territoires offerts par le film, dans l’espace des expériences ludiques mises à disposition par l’industrie des jeux sur ordinateur, « adaptent » les sens et définissent un certain horizon d’attente de l’homme, d’après le patron de ces « nouveautés » séduisantes qu’il n’arrête pas d’essayer, ce qui l’écarte de plus en plus de lui-même, du monde où il vit, de ses semblables et de Dieu, en l’aliénant. La « vision » de l’homme, dans ce cas, arrive à l’extrême opposé de la contemplation de la beauté ou de la théorie, de la recherche intellectuelle ou de la réflexion proprement-dite sur la vérité9.
D’autre part, la perspective patristique offre une compréhension claire de ces situations de vie, malgré le fait que ses repères aient été formulés à une époque où il n’y avait ni films ni jeux sur ordinateur. Et, surtout lorsque nous traversons des périodes d’efforts spirituels ascétiques surtout à l’approche des grandes fêtes chrétiennes, ce genre d’observations nous sont utiles. Les auteurs philocaliques ont remarqué que tout ce qui relève du monde et impressionne l’homme outre mesure occulte aussi sa lucidité. Cela l’amène à s’oublier, à se perdre et à oublier son lien avec Dieu, à oublier qu’il vit une vie reçue de Dieu, dans un monde qui est le don de Dieu, et qu’il a une destination qui dépasse ce monde et qui ne peut être accompli par rien de ce monde. Tout ce qui est aimé outre mesure devient un obstacle dans la voie de son édification spirituelle. Saint Maxime le Confesseur écrit que la passion est en fait tout amour irrationnel. « La passion est un mouvement de l’âme contre la nature, soit vers un amour irrationnel, soit vers une haine sans raison d’une chose, ou causée par une chose sensible.»10
Ailleurs dans la Philocalie nous lisons que, selon Théodore d’Édesse, entre les choses qui empêchent l’esprit d’acquérir la vertu il y a aussi : « l’habitude des contraires », qui essaie de convaincre l’esprit par l’habitude prolongée à « se tourner vers ce qui est terrestre » ; de même, « le travail des sens, qui tire l’esprit avec lui vers la beauté sensible », mais aussi « l’émoussement du travail de l’esprit que celui-ci subit à cause du mélange avec le corps »11.
Un fait parlant est aussi, je pense, qu’on peut remarquer que le film et les jeux sur ordinateur cachent dans leurs interstices tous ces obstacles. Il est alors important de prendre en considération ce que dit l’expérience philocalique sur la manière de lutter avec ces embûches. Théodore d’Édesse écrit que, à cet effet, trois actions sont nécessaires. Premièrement, les hommes doivent avoir le regard de leur âme tourné sans cesse vers Dieu, dans une tension de toutes les forces spirituelles ; « demander l’aide de Dieu, en mettant en Lui toute leur espérance, étant convaincus que sans Son aide, ils seraient nécessairement ravis par ceux qui les attirent vers le contraire »12. Un autre effort par lequel les pères nous exhortent à vaincre toutes ces entraves, cachées aujourd’hui dans l’avalanche d’offres d’expériences vidéo-émotionnelles est « de nourrir sans cesse son âme par la science ». Il est important de voir ici que par la science, Théodore d’Édesse entend aussi bien « la science des choses sensibles » – l’exercice de la connaissance du monde, de ses beautés profondes qui élargissent l’horizon de notre esprit, et nous poussent à la contemplation et à la doxologie –, que la science des choses intelligibles, « regardées en elles-mêmes » ou « en rapport avec le principe premier », et « la contemplation de la cause des choses dans ce qui l’entoure, dans la mesure du possible ». Enfin, Théodore d’Édesse mentionne l’ascèse, la spiritualisation du corps « par le jeûne, la veille, le sommeil à même le sol, le vêtement rêche et sobre, par les efforts et les peines », « efforts qui crucifient le corps », le rendent « léger et agile », capable de poursuivre « sans difficulté les mouvements du cœur », capable de « s’élever avec le Très-Haut »13.
Par ces œuvres, l’homme renforce sa chasteté, en remettant la vie spirituelle dans ses droits. Ceci parce que seulement l’esprit éclairé par la foi et la grâce est considéré par la pensée patristique comme le pouvoir royal appelé à « régner sur les sens ». Seule la manière dont celui-ci tient sous observation le mouvement des sens peut nous donner la juste « mesure de la vie de l’âme »14, qui peut s’ouvrir vers un horizon de lumière et de joie vécues profondément dans le corps et dans l’âme, comme lumière et joie inépuisables.
Archidiacre Adrian Sorin Mihalache
Notes :
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