Ajouté le: 19 Juillet 2021 L'heure: 15:14

La valeur spirituelle du travail à l’ère des robots intelligents

La machine, le robot de cuisine, les robots industriels ou l’ordinateur sont depuis de bonnes années des présences habituelles dans le paysage de notre vie quotidienne. Comme une majorité des gens les utilisent couramment, on pourrait dire que cette interaction entre homme et machine ne représente pas une tâche particulière, une activité qui sollicite des analyses subtiles. Pourtant, il n’en est pas vraiment ainsi. À beaucoup d’endroits et dans des formes variées, on a pu exprimer le long des dernières décennies des avertissements concernant les défis qu’annonce le dispositif technique, la machine, dans la vie et le devenir de l’homme.

Le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer remarquait dans une étude que la formation de l’homme suppose aussi, entre autres, une formation des sens. Dans cette direction, il proposait l’idée de culture des sens, une culture qui devrait viser le développement de ce qu’il a appelé « l’intelligence des sens », en vue d’une ouverture qui s’oppose « au comportement instinctuel, aux préjugés non contrôlés, à la déformation causée par les affects et à l’invasion chaotique de stimuli »1.

Les métamorphoses du travail

À cette considération nous ajoutons aussi l’observation, en quelque sorte évidente, que la technique et les technologies sont des intermédiaires pour la réception des choses, des semblables et de la nature environnante, dans la vie quotidienne. Et nous voulons souligner ici que ces aspects deviennent encore plus pertinents si nous considérons avec attention le travail, l’activité professionnelle, puisque la technique agit considérablement dans la plupart des occupations. Les robots, les ordinateurs, les caméras, les digicodes, les téléphones, les systèmes intelligents incorporés dans les commandes des automobiles, les automates pour les billets de train ou d’avion, les distributeurs d’argent, les écrans interactifs d’information de certains établissements publics, qui remplacent depuis quelque temps les fonctionnaires de l’accueil pour les clients... Ce ne sont que quelques-unes des situations où nous sommes maintenant habitués à rencontrer des machines intelligentes, avec des fonctions spécialisées, prêtes à répondre à nos besoins.

Certes, on peut énumérer – et c’est ce qui arrive le plus souvent – beaucoup d’avantages issus de l’utilisation de ces moyens modernes d’information et de travail. Et sans doute il est juste de considérer la technique comme une activité qui a offert la longue liste de machines qui facilitent, simplifient ou suppriment, selon le cas, beaucoup des opérations qui s’imposent dans le cadre des diverses tâches ou activités, en assumant souvent des opérations difficiles et coûteuses. Pourtant, l’extension de la zone d’application des dispositifs techniques et les services qu’ils tendent à couvrir mettent en évidence les signes d’une métamorphose profonde du travail2.

L’inculturation des sens

Une lumière particulière est apportée ici par l’observation de Michel Henry, selon laquelle l’utilisation excessive de la technique peut déterminer la diminution des forces humaines, l’affaiblissement de nos capacités de nous ouvrir au monde. Tout ce que l’homme faisait par le passé, constate Henry, est maintenant accompli par le robot. « Seulement, le robot ne fait rien, n’étant que le déclanchement et le fonctionnement d’un mécanisme. La seule action réelle qui subsiste (...) est l’action d’appuyer sur un bouton de commande. Dès le début de l’ère industrielle et comme un simple effet du remplacement progressif de la "main d’œuvre" par les énergies naturelles, on rendait envisageable la réduction de l’activité des ouvriers à un travail de surveillance, ce qui équivaut à l’atrophie de la quasi-totalité des potentialités subjectives de l’individu vivant, et ainsi à un état d’angoisse et de mécontentement croissants »3. On pourrait dire que les machines modernes, les dispositifs techniques performant « enlèvent” à l’homme de plus en plus et de plus en plus souvent la « parcelle de nature » explorée habituellement par son propre travail. La technique nous confisque de plus en plus de choses et de ressources avec lesquelles nous étions habitués à travailler, en restreignant d’une manière significative notre horizon d’expérience, et en nous conduisant petit à petit à ce que Gadamer aurait considéré comme une véritable inculturation des sens.

Mais plus encore, les dispositifs techniques de plus en plus performants, comme l’affirme Michel Henry, sont ceux qui imposent de plus en plus leur autorité au travailleur, en établissant par leurs fonctions « la nature et les modalités du peu qui reste à faire [à l’homme] », de sorte que, dans le travail proprement-dit, on ne tient plus compte de l’homme que « dans la mesure exacte où le dispositif doit (...) permettre (son) intervention »4. René Guénon, à travers une autre approche, arrive à faire une observation semblable : aujourd’hui, dans le travail industriel, l’apprentissage d’une profession se développe dans une direction opposée au parcours traditionnel de l’apprentissage. Dans les cultures anciennes, l’apprentissage d’un métier pouvait être inclus dans les expériences en quelque sorte initiatrices. Mais à présent, l’ouvrier ne met plus du sien dans ce qu’il fait. La profession représente maintenant le déroulement de certaines actions, gestes ou comportements standardisés, parce que dans le cadre de beaucoup de professions l’activité ne consiste qu’à « faire bouger une machine », à l’exécution mécanique de certains mouvements, sans plus comprendre leur raison ou leur résultat, de sorte que, dit-il, « la machine va fabriquer en réalité l’objet »5.

La technique – captive dans l’espace de la contingence

Il est nécessaire de mentionner ici le fait que le terme grec techné, qui se trouve à la racine des mots « technique » et «technologie», a une longue histoire et quelques significations qui pourraient apporter une nouvelle lumière à ce que nous venons de dire. Utilisé du temps de Platon afin de désigner toute habileté à faire quelque chose, une compétence professionnelle située en opposition à ce qui est instinctif (physis), le mot techné a, à commencer par Aristote, le sens de science appliquée6. D’une part, il est important de dire ici que techné, utilisé en général dans la tradition grecque avec la signification de maîtrise, habileté, art ou science appliquée, signifie en fait un certain type de connaissance, à savoir une connaissance orientée vers la production de biens ou de valeurs. D’autre part, en rapport avec techné on doit remarquer la distinction entre les productions qu’il couvre et une autre zone pratique (praxis), que les Grecs attachaient à une vie sage, à la pratique de la vertu (à savoir phronesis)7. Michel Henry pointe cela, en soulignant que, dans le sens d’origine, techné désigne « un faire qui porte en lui sa propre connaissance », une connaissance originelle «qui trouve son essence dans le fait de faire»8. Partant d’ici, il conclut qu’à l’origine, techné n’est autre chose que «l’expression de la vie», « la mise en œuvre des forces du corps subjectif »9.

Tout cela s’avère important, puisque, comme nous le verrons tout de suite, la technique, même si elle a envahi le monde où nous vivons, entretient à beaucoup d’égards des liens de plus en plus faibles avec la vie.

Mais en attendant, soulignons encore un fait évident : le développement de la technique n’est possible qu’à l’intérieur des frontières des forces naturelles, dans les limites des ressources qui se trouvent à la disposition de l’homme, et dans le périmètre des lois physiques que l’homme peut utiliser. Une telle approche, où la technique est située dans un plan secondaire par rapport à la nature, est aussi mise en avant par Aristote. D’autre part, pour Aristote la technique n’a pas d’autre domaine de travail que celui que lui réserve la contingence. D’autre part, à la différence de la technique, qui renvoie en général à la «routine d’un artisan», la science est une chose noble qui élève l’homme vers les lois du cosmos10.

Travail sans activités manuelles et nature « fabriquée »

Eh bien, ce rapport entre la technique et la science, dans la forme mentionnée pour la pensée grecque, n’est pas resté inchangé. Dans la philosophie de la science nous remarquons qu’au début du Moyen Âge, la science et la technique se sont développées ensemble, dans un projet qui visait le progrès des communautés humaines, un progrès sur lequel Bacon écrit avec passion. Après une période où la science se développe d’une manière autonome, à savoir entre le 17e et le 19e siècle, on assiste à une redéfinition du rapport science-technique, grâce aux découvertes extraordinaires de la physique et de la biologie au 20e siècle, tout comme aux applications de l’informatique, éléments qui effacent de plus en plus les frontières entre la science et la technologie11.

Le développement sans précédent des dernières décennies a continué de produire des mutations profondes et rapides dans le rapport entre la science et la technique. Aujourd’hui la technique « produit », d’une certaine manière, de la science, puisqu’elle crée les conditions de validation et de développement des théories, en produisant des dispositifs techniques capables d’offrir des conditions pour des expériences exploratoires de plus en plus raffinées. À travers les nanotechnologies ou la fission nucléaire, la science et la technique offrent la possibilité de la «construction» de nouvelles molécules ou éléments chimiques, qui n’existent pas de manière naturelle, de sorte qu’on peut dire que la technique a dépassé le territoire des manipulations classiques exécutées avec le matériel de la nature, « produisant » en quelque sorte une autre « nature », artificielle. Par ailleurs, les machines construites par l’homme s’approchent aujourd’hui du « mode d’existence des objets naturels », les procédés qui existent dans la nature sont de plus en plus utilisés dans l’ingénierie (la mimétique), et la technique miniaturée est inaccessible aux mains humaines, les microprocesseurs qui incorporent une grande complexité de fonctions étant utilisés par l’homme sans être activés manuellement12. Tout cela suggère que nous vivons à une époque dynamique, où la technique et la science sont de plus en plus difficiles à délimiter et s’entrelacent le plus souvent.

L’autonomie de la technique et l’exil de la vie humaine

D’une part, par le fait que la technique assume de plus en plus de rôles et d’activités humaines, l’homme et la vie semblent avoir été relégués à un plan secondaire ; la marche du monde met en avant « le rôle dérisoire » qui est laissé à « la vie et sa connaissance »13. L’inquiétude d’Henry est justifiée : tout semble être construit de plus en plus par la science, et de plus en plus en fonction d’elle et pour elle. Dans le monde où nous vivons, écrit-il, « même l’intervention minimale de la vie n’est plus nécessaire, par exemple sous la forme d’un pied de biche qui doit être déplacé, tout cela ayant tendance à disparaître dans la mesure où le dispositif est projeté de façon à être lui-même capable de s’auto-réguler et de s’auto-contrôler... »14. On pourrait donc dire qu’à mesure que la technique se développe, on constate de plus en plus une certaine autonomie de ses activités, et une extension de son domaine qui menace la vie.

Plus encore, la technicisation excessive appauvrit aussi l’espace communautaire, par la manie des procédures et la formalisation des actions individuelles ou collectives dans l’espace public, par l’accroissement de l’« efficacité » des relations interhumaines dans l’espace professionnel ou éducationnel, ayant pour effet la suppression, dans le monde de la vie, des expériences formatrices, des initiatives d’entraide, des expressions de l’amour des semblables. L’exemple le plus facile de relations formalisées est offert par les services publics. La déshumanisation, l’extension des procédures non-humaines au sein des services est souvent présente, là où les relations interhumaines clients-personnels sont ou se veulent être standardisées. Les machines à cuisiner des restaurants fast-food, par exemple, contrôlent le mouvement du personnel, et les programmes de préparation du personnel transmettent les scénarii que le personnel doit connaître et appliquer dans la relation avec le public consommateur. Les phrases d’accueil, la manière de se rapporter au client, les autres éléments clé du comportement quotidien au travail son préétablis15.

Enfin, concernant le travail et la manière dont il est affecté par les technologies, il est aussi important de noter ici la diminution considérable de la responsabilité morale subséquente au travail. Les exemples que l’on peut en donner concernent la division du travail. Zygmunt Bauman, dans une évaluation de l’éthique postmoderne, proclame une véritable ère du post-devoir : « à travers la spécialisation et les fonctions qui rendent notoires notre époque (...), presque chaque action implique plusieurs personnes et le fait que chacune d’entre elles effectue seulement une petite partie du travail général (...) de sorte que personne ne peut revendiquer d’une manière raisonnable et convaincante (ou ne peut être accusé de) la « paternité » (ou la responsabilité) pour le résultat final. Péché sans pécheurs, crime sans criminels, coulpe sans coupables ! La responsabilité pour les conséquences est, pour ainsi dire, itinérante, ne trouvant nulle part son terme naturel16.

Le travail, exercice éthique et ascétique qui découvre la création comme don

Nous croyons que ces observations sont utiles, puisque le travail peut être compris comme un rapport spécial entre l’homme et la création. Par une utilisation correcte du monde, en harmonie avec les raisons de ses choses, qui convient à la volonté de Dieu, tout comme par une manière correcte de se rapporter au corps et aux semblables, l’homme peut se rapprocher de la condition spirituelle de la rencontre avec Lui. Dans ce cas, le travail retrouve sa pertinence dans la montée spirituelle de l’homme. Il devient une occasion de connaissance de la rationalité de la Création et de la Providence divine, occasion de contempler la bonté et la beauté de Dieu et de faire l’expérience de Son amour exprimé dans les choses créées, placées dans le monde pour l’homme, le travail devient un exercice éthique et ascétique des ressources du monde créé et de ses sens, en vue de s’approcher de Dieu et de ses semblables.

La perspective chrétienne apporte beaucoup de lumière et de sens concernant le travail, puisqu’elle relie le travail comme œuvre constitutive de l’être humain à l’ascension de la vie spirituelle ! Le père Dumitru Stăniloae écrit en ce sens que « nous transformons les choses dans des dons par l’action de notre liberté et par l’amour que nous montrons ainsi à Dieu. Dans cette direction, nous pouvons les transformer et les combiner à l’infini. Dieu a donné à l’homme le monde comme un don pourvu non seulement d’une fertilité continuelle, mais aussi d’une grande richesse d’alternatives possibles que l’homme peut actualiser par la liberté et le travail »17. C’est pourquoi, dans une perspective chrétienne, « le monde est au service de notre élévation vers notre sens ultime ou vers l’obtention de notre plénitude en communion avec le Dieu personnel, par sa rationalité flexible ou contingente, par les sens que l’homme peut poursuivre à travers elle. Tout cela nous impose une nouvelle responsabilité envers Dieu et envers le monde lui-même, responsabilité par l’exercice de laquelle nous grandissions dans la communion avec Dieu et avec nos semblables, en nous humanisant et en nous accomplissant »18.

Archidiacre Adrian Sorin Mihalache

Notes :


1. H.-G. Gadamer, „Omul şi mâna în procesul de civilizaţie actual” [L’homme et ma main dans le processus de civilisation actuel], dans le vol. Elogiul Teoriei. Moştenirea Europei [Éloge de la Théorie. L’héritage de l’Europe, Éditions Polirom, Iaşi, 1999, p. 100.
2. Cf. Dominique Bourg, „Technique” dans Dictionar de Istoria şi Filosofia Ştiinţelor [Dictionnaire de l’histoire et la philosophie des sciences], coord. Dominique Leccourt, Éditions Polirom, 2005, p. 1320.
3. Michel Henry, Barbaria, Éditions Institutul European, Iaşi, 2008, pp. 95-96.
4Ibidem, p. 96.
5. René Guénon, Domnia cantităţii şi semnele vremii [Le règne de la quantité et les signes des temps], Éditions Humanitas, Bucarest, 2008, p. 74.
6. Cf.Francis Peters, Termenii filosofiei greceşti [Les termes de la philosophie grecque], Éditions Humanitas, Bucarest, 1997, p. 268.
7. Cf. Ibidem, p. 269.
8. Michel Henry, op. cit., p. 83.
9Ibidem, p. 87.
10. Cf.Dominique Bourg, art. cit., p. 1317.
11. Cf.Ilie Pârvu, Introducere în epistemologie [Introduction à l’épistémologie], Éditions Polirom, Bucarest, 1998, pp. 93-96.
12. Cf.Dominique Bourg, art. cit., p. 1320.
13. Michel Henry, op. cit., p. 96.
14Ibidem, p. 97.
15. Cf. George Ritzer, Globalizarea nimicului [La globalisation du rien], Éditions Humanitas, 2010, p. 44.
16. Zygmunt Bauman, Etica postmodernă [L’éthique postmoderne], Éditions Amarcord, Timişoara, 2002, p. 24.
17Teologie Dogmatică Ortodoxă [Théologie dogmatique orthodoxe], vol. I., Éditions IBMBOR, Bucarest, 1996, p. 235.
18Ibidem, p. 234.

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