Arrivé à ce stade, l’homme a la foi, ce qui est déjà beaucoup, mais … 

… la crainte de Dieu n’est pas devant ses yeux … Les paroles de sa bouche ne sont qu’iniquité et tromperie … Il n’a pas (encore) haï le mal. (Psaume 35, 2, 4, 5)³

Ou encore : Il est de ceux qui ont le mensonge à la bouche … qui tout le jour méditent des fourberies. (Psaume 37, 13) Dans les Psaumes, il est le type de celui qui persécute le Juste : médisant, menteur comme le serpent de la Genèse, humanité défigurée, tortueuse, vile. Selon certains auteurs, dont Jean Delorme⁴, si le Lépreux désire la guérison, c’est comme un fruit consommable. Parfois, nous lui ressemblons …

Mais il ne sait pas à qui il a affaire ! Celui qu’il prend peut-être encore pour un démiurge, possède de bons outils : ‘miséricorde’ et ‘vérité’ incommensurables ; ‘jugements’ insondables et puissants ‘comme le grand abîme’ ; et ‘Il sauvera’ l’Homme. Pour de vrai. Il le sauvera envers et contre tout, parce qu’il en a le désir et la puissance.⁵

Rappelons le texte : (Marc 1, 40-45 Traduction Bernard Frinking)

40. Et vient auprès de lui un lépreux, le suppliant, et tombant à genoux, et en lui disant : « Si tu veux, tu peux me rendre pur ! »

 *Et vient auprès de lui un lépreux …

Dans la précédente parution, j’ai évoqué la situation tragique de ce mort en sursis, coupé du monde des vivants, parce que déclaré impur. Il est rituellement impur ce qui l’isole totalement, et Dieu seul peut le guérir. Il représente l’humanité avilie, trompée par le serpent, déchue et devenue elle-même malfaisante par sa langue.

*… le suppliant, et tombant à genoux et en lui disant :  «Si tu veux tu peux me rendre pur ! »

Pour Saint Roman le Mélode, « cette maladie impure est parente de la ‘lôbè’ », ce qui signifie que c’est un sujet de honte, plus qu’une maladie physique.^[8]

Saint Jean Chrysostome comme Roman l’hymnographe, soulignent combien c’est avec foi,  humilité et ferveur qu’il s’approche du Christ, dit la vérité à propos de lui-même, et implore pour que soit changé son état, tout en s’en remettant à la volonté du Seigneur.⁹

*Et pris de compassion…¹⁰

… Voilà comment Dieu répond aussitôt : la compassion, le mouvement des entrailles !

 - Dans les textes du dimanche du ‘Paradis Perdu’¹¹, ce même scénario est évoqué : misérable, ‘séparé de la gloire divine’, ‘nu’, ‘pleurant, assis devant le jardin’, Adam répète et répète : « Dieu de tendresse, je te crie, après ma faute, aie pitié de moi ».¹²

 - Dans l’Exode, lorsque Dieu se présente à Moïse – de dos – il dit d’abord de lui-même :

Seigneur, le Dieu de miséricorde et de pitié, de longue patience, de grande pitié … (Ex 34, 6)¹³

Oui, il est Dieu de tendresse, et aujourd’hui en présence du lépreux le Christ, comme ce Père Miséricordieux dont il est l’image, aussitôt ‘dégaine’ la miséricorde – attribut divin.

*… étendant la main, il l’a touché et lui dit : je le veux sois rendu pur. Et aussitôt la lèpre s’en est allée de lui, et il a été rendu pur.

La guérison est le fait de la seule souveraineté de Dieu : Je le veux, et Il l’opère. En touchant et en disant : deux gestes créateurs.¹⁴

 - Cette guérison du révolté malfaisant avait été prophétisée :

Isaïe 57,18. Je le guérirai … 19. Oui je le guérirai ;

Et Jérémie 33, 6. Je les guérirai … 8. Je les purifierai de tous les crimes dont ils se sont rendus coupables envers moi en se révoltant contre moi ;

 - Le Christ dans son Incarnation vient accomplir les prophéties : ainsi l’expriment les textes de la Théophanie : « Le Maître de l’Univers est apparu dans les flots du Jourdain pour y fondre tout péché dans sa miséricorde et son immense bonté. »¹⁵

*Et ayant frémi contre lui    aussitôt il l’a jeté dehors …

On arrive au chiasme, au centre de l’histoire, à ce qu’il y a de plus important.

Surprise ! Jusqu’ici, Dieu montrait sa souveraine compassion, et voilà que par ce mot très rare et très fort, ‘embrimaomai’ traduit ici par ‘frémir’, le Christ-Dieu exprime soudain sa très sévère réprobation, tout aussi souveraine.¹⁶

Que penser de cette association : compassion – sévérité menaçante ?

1/Quand Dieu accorde un bienfait, en même temps Il se fait craindre et il met à l’épreuve.

 - Une telle association renvoie à l’Exode : Lorsque le Seigneur donne les Dix Commandements, ce pacte d’Alliance entre lui et le peuple qu’Il choisit, Il le fait dans un environnement fulgurant et effrayant ; le peuple terrorisé craint de mourir et Moïse leur dit : Courage ! C’est afin de vous mettre à l’épreuve que Dieu est venu à vous, afin que sa crainte soit en vous et que vous ne péchiez pas. (Ex 20, 20)

 - Pour que nous ne pensions pas que ces préceptes de l’AT ne nous concernent plus … , Saint Paul nous met en garde : Nous qui héritons d’un Royaume inébranlable (voilà le bienfait)… rendons à Dieu un culte agréable avec crainte et respect, ‘car notre Dieu est un feu dévorant’. (He 12, 28-29 – Traduction P. Denis Guillaume, in ‘L’Apôtre’). Avec feu dévorant, c’est encore l’Exode qui est cité.¹⁷

Dans notre péricope, Christ accorde la purification, et manifeste que Dieu n’est pas un mou qu’on peut manipuler, mais qu’il mérite crainte et respect.

2/ Il est juste. Compatissant et juste.

 - Depuis l’Exode, il le dit :

Je suis le Seigneur ton Dieu, Dieu jaloux qui reporte les péchés sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération pour ceux qui me haïssent, et qui exerce la pitié sur des milliers pour ceux qui m’aiment et pour ceux qui gardent mes commandements.(Ex 20, 5)

L’aimer et garder ses commandements, voilà ce qui lui plaît et attire sa compassion.

 - Et aussi, apparaissant à Moïse : Seigneur, le Dieu de miséricorde et de pitié, de longue patience, de grande pitié et de vérité, qui maintient la justice, et exerce la pitié sur des milliers, qui enlève les fautes, les injustices et les péchés, mais il ne déclarera pas pur le coupable. (Ex 34, 6-7)

 - Comme nous savons, la faute, l’impureté, il l’a prise sur lui, et a donné sa vie pour sauver l’homme. Pendant la Semaine Sainte, nous chantons ce verset d’Isaïe :

3/ Il est puissant, et il accomplit le salut

 - Dans Isaïe (Is 17, 12-13) : Malheur ! C’est le grondement d’un peuple sans nombre … Un tumulte de nations comme celui des grandes eaux. Il les menace, et elles fuient au loin.

 - Dans les Psaumes :

 - Et à Pâques : Que Dieu se lève, et que ses ennemis soient dispersés. (Psaume 67, 2)

 * aussitôt, il l’a jeté dehors…

‘ek-ballô’, c’est aussi le mot par lequel Dieu chasse Adam du paradis. En grec : il le ‘jette dehors’. En quelque sorte, il lui dit : Non, mon ami ! Tu es guéri, mais ne te crois pas encore au paradis ! Il te reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour y accéder ...

Mais je veux que tu y accèdes, alors voilà le programme : 

 *Vois ne dis rien à personne, mais pars, montre-toi au prêtre et apporte pour ta purification ce que Moshè a prescrit en témoignage devant eux.

Vois– Comme en Genèse lors des 6 jours de la création, dans l’Évangile aussi les paroles divines sont des actes, et cela se voit : Christ a dit ‘Sois rendu pur’, ‘et il a été rendu pur’. Jésus invite le lépreux à constater, apprécier, et reconnaître ici le doigt de Dieu. Cela, il va le faire. Et le premier niveau de la vision est guéri en lui.

Ne dis rien à personne – C’est vraiment l’épreuve pour quelqu’un qui parle à tort et à travers … ! Il doit se rendre compte qu’il y a ici Dieu, et ne rien dire ! C’est hors de sa portée.

Marie a pu. L’Acathiste de l’Annonciation dit : Réjouis-toi, gardienne d’un mystère voué au secret, …  et… Réjouis-toi qui n’en révéla à personne le comment¹⁸

Il y a une grande différence au plan spirituel entre Marie et le lépreux …

… mais pars …– Il faut marcher. Christ l’envoie, lui donnant sa mission : se montrer au prêtre et respecter le rituel prescrit pour la guérison d’un lépreux.¹⁹

… montre-toi au prêtre et apporte etc.– C’est un rituel très compliqué que celui de la purification du lépreux guéri, décrit en Lévitique 14. Il faut le lire. Outre des sacrifices à offrir, il faut qu’il soit lavé, comme on a vu que fait le Créateur pour Adam. (Note 6)

Avec ces trois verbe : vois, pars et montre, on pourrait dire que le Christ-médecin lui fait son ordonnance. Une telle conduite pourrait réparer celle d’Ève : Ève qui a utilisé sa vue pour se laisser envahir par la convoitise, puis sa démarche et sa main pour satisfaire cette convoitise.²⁰

… en témoignage devant eux.– Saint Jean Chrysostome accorde beaucoup d’importance à cette demande que fait le Christ : ‘Va témoigner de ce que je respecte la Loi de Moïse.’

Quand on sait combien les faux-témoignages ont accablé le Christ pendant sa Passion, on prend la mesure de cette demande. Et on comprend encore mieux comment cette péricope et la ‘lèpre’ de l’homme ont une influence sur la condamnation inique et la souffrance imposée à l’Homme-Dieu.

*Lui, étant sorti a commencé à clamer beaucoup et à répandre la parole …

Il sort, c’est-à-dire qu’il est re-né²¹, et en tant que rené, il commence une nouvelle vie ; dans laquelle, il ne dit plus du mal, mais du bien : reconnaissant pour le bienfait reçu et rendant  hommage au bienfaiteur, il fait sonner très fort la trompette de la renommée !

Comme tout le monde à ce stade de l’histoire, il n’a pas reconnu le Christ comme Fils de Dieu. Seuls les démons pour l’instant le confessent comme tel, et justement, Jésus ne veut pas de leur témoignage : il a été démontré au Jardin que la parole du démon met l’homme sous influence, et le prive de toute capacité de jugement, et de liberté. Christ-Dieu le sait et, dans l’Évangile selon Saint Marc, il ne cesse de démasquer et de museler les démons.

 *… de sorte que lui ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais il était dehors, en des lieux déserts, et on venait auprès de lui de toute part.

 - Pourquoi ne peut-il plus entrer ?

Il a touché le lépreux : or toucher de l’impur est un péché²², et il doit se laver et s’isoler jusqu’au soir, selon la Loi ; ou bien, vu la façon dont les foules l’enserrent et le pressent dans l’espoir de profiter de ses dons de thaumaturge, il préfère rester introuvable pour un temps ... après cette nouvelle guérison trop vantée par le bénéficiaire !

 - Isolé en des lieux déserts, il prend la place du lépreux. Et ce dernier prêche la parole !

Avec sa réputation de médisant, il devrait plutôt s’abstenir !

 - Mais, on vient quand même vers Jésus – ce qui donne une note finale joyeuse à cette péricope, malgré les évocations tragiques de la condition humaine et de la Passion de Notre Seigneur Jésus Christ.

Pour conclure

Avec les mots ‘compassion’, ‘frémir’, ‘jeter dehors’ qui lui sont propres, Saint Marc place nettement cet épisode au cœur de la grande saga du Salut. Le Christ est venu avec pour armes, la Miséricorde et la Justice, ainsi que la Puissance divine, à laquelle rien ne résistera. Pour sauver l’homme, il réclame de celui-ci sa participation quitte à  le secouer : ‘il l’a jeté dehors’, et lui-même s’engage totalement, prenant sur lui la faute et ses conséquences.

Quel effet sur l’homme et sur sa vie quotidienne ?

L’homme a vu l’œuvre de Dieu en sa faveur : sa peau est changée, ce qu’il donne à voir est radicalement transformé. La compassion divine s’est manifestée pour lui ; l’amour personnel que Dieu lui porte, il l’a VU.

Par là-même, son ‘mauvais œil’, son œil envieux est guéri, et lui est à la joie, porteur de bonne nouvelle, en paix.

Par contre, la démarche et la main ne sont pas encore guéries. Cela reste à faire. Saint Marc va nous le raconter ensuite. Car pour l’instant, l’homme n’a pas pu assumer la mission à lui confiée par le Créateur.