Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
(Jeudi de la 25e semaine après la Pentecôte, Luc 16, 1-9)
Cette parabole est une des plus difficiles de l’Évangile. Elle peut même sembler choquante si l’on n’en pénètre pas l’esprit. En Orient, on ne la lit qu’en semaine, tandis qu’en Occident, on la lit le 8e dimanche après la Pentecôte. Elle n’est rapportée que par saint Luc, juste après les trois grandes paraboles ayant trait au salut de l’Homme, et qu’il est aussi le seul à rapporter ensemble : la Brebis perdue, la Drachme perdue et le Fils perdu (Lc 15). Dans la chronologie lucanienne, elle est située à la fin de la mission du Christ en Galilée, et peu de temps avant sa montée vers Jérusalem : ceci est corroboré par saint Matthieu, qui ne rapporte que la parabole de la Brebis perdue (Mt 18, 12-14), et qu’il situe au même moment que saint Luc.
Dans les trois paraboles qui précèdent, le Seigneur s’adresse « aux publicains et aux gens de mauvaise vie qui s’approchaient de Lui pour l’entendre » (Lc 15, 1) tandis que « les pharisiens et les scribes murmuraient contre Lui », parce qu’Il « accueillait des gens de mauvaise vie et mangeait avec eux » (Lc 15, 2), et qu’Il révélait dans ses paraboles la volonté ferme et explicite de Dieu de sauver tous les hommes. Mais avec celle de l’Économe infidèle le Christ va plus loin, jusqu’à l’extrême limite de ce qu’un homme peut entendre et recevoir : c’est probablement pour cela qu’Il ne s’adresse qu’à ses disciples, leur dévoilant un secret divin et les préparant à leurs futures fonctions pastorales. Elle a été peu commentée par les Pères de de l’Église, uniquement par saint Ambroise de Milan1 semble-t-il, qui n’en fait pas une exégèse complète mais donne des pistes de compréhension.
L’ « Homme riche » dont il est question est évidemment Dieu2 et, dans la bouche du Christ, il s’agit toujours du Père céleste. C’est Dieu en effet qui possède toutes richesses, visibles et invisibles, extérieures et intérieures, matérielles et spirituelles. Dieu a « un intendant » ou plutôt un économe3, c’est-à-dire quelqu’un qui gère ses biens. La Bible nous indique clairement qu’il s’agit de l’Homme (Genèse 1, 28 et 2, 15). Or cet intendant « dissipe les biens du Maître » : nous avons la confirmation qu’il s’agit bien de l’Homme, qui a chuté et qui a été exclu du Jardin d’Éden (Ge 3). Dissiper, c’est dilapider, c’est rendre une richesse infructueuse, stérile, c’est la gâcher. Nous en avons de nombreux témoignages du Christ dans les paraboles, et surtout dans celle du Fils perdu et retrouvé, qui précède immédiatement celle-ci : le fils cadet a dilapidé tout l’héritage paternel, en vivant en « prodigue ».
Cet économe malhonnête, « infidèle », est dénoncé au Maître. Par qui ? On pourrait penser a priori qu’il s’agit des anges, qui sont les messagers de Dieu et qui font la « navette » entre le trône divin et les hommes. Mais il est possible qu’il s’agisse plutôt des anges déchus, les démons, dont la Bible nous dit souvent qu’ils sont les accusateurs des hommes devant Dieu, par jalousie (cf. le livre de Job), ce qui est repris par les textes liturgiques de tous les rites, notamment ceux de la Semaine Sainte, et par toute la tradition spirituelle chrétienne.
Le Maître convoque l’intendant et lui demande des comptes, en lui annonçant le verdict à venir (« car tu ne pourras plus administrer mes biens… »). C’est un jugement, qui correspond à celui d’Adam et Eve (Ge 3, 9-19), et qui annonce le Jugement dernier : l’Homme, l’humanité totale, aura des comptes à rendre à Dieu. Mais il faut remarquer que le Maître laisse à l’intendant le temps de rendre ses comptes, et donc, éventuellement, de changer. Admirable sagesse divine, admirable comportement du Père céleste qui laisse à ses enfants le temps de prendre conscience qu’ils se conduisent mal, et donc de changer !
L’intendant entre en lui-même et fait le point intérieurement. Sachant qu’il va être limogé, mis dehors [dans les « ténèbres extérieures »], il a l’humilité de constater qu’il ne sait rien faire d’autre : il est incapable de faire un métier manuel (« bêcher la terre »), parce qu’il est un « cadre » (il a des fonctions importantes) et il a honte de mendier (cela rappelle le Fils cadet qui gardait les porcs et qui n’osait pas demander à manger leurs caroubes, en Lc 15, 16, raconté par le Christ, juste avant notre péricope). Voilà quelque chose de très intéressant spirituellement : l’Homme-image de Dieu ne sait rien faire d’autre que d’être l’intendant de Dieu dans la création, parce que c’est sa vocation, son destin. C’est cette prise de conscience – proprement humaine et dont les anges semblent incapables (cf. le verset 8b) – qui va inverser le cours de l’histoire et amener l’intendant à ressembler à Dieu, sans en avoir une conscience claire, simplement parce que l’image de Dieu est inscrite dans ses gènes.
Il conçoit alors un plan astucieux : je vais faire du bien aux débiteurs de mon maître et ainsi ils auront pitié de moi lorsque je serai destitué. Il fait venir deux des principaux débiteurs, qui représentent des archétypes, en fonction des dons de l’Esprit et du Fils : le premier doit « 100 barils4 d’huile », qui symbolisent la plénitude de la grâce du Saint-Esprit, et il lui en remet la moitié, ce qui signifie qu’il devra quand même, un jour, rendre l’autre moitié, qui symbolise la part du travail de l’Homme sur lui-même et que personne ne pourra faire à sa place. C’est pédagogique. Le second doit « 100 mesures5 de blé », qui symbolisent l’eucharistie et représentent l’économie du Christ : là, curieusement, il ne lui en remet que le cinquième (20%), probablement parce que, ayant reçu une remise plus importante de la grâce du Saint-Esprit (il en conserve 50%, donc la moitié) il doit faire plus d’efforts pour connaître le Christ, et il peut le faire, parce qu’il est demeuré riche du Saint-Esprit.
Et le Maître, qui sait tout et voit tout, « loue l’économe infidèle de ce qu’il avait agi avec sagesse6». C’est une phrase incroyable, qui sort de la bouche même de Dieu, le Verbe du Père. Quel est son sens véritable ? Le Maître n’a pas loué l’intendant pour être infidèle (et le jugement du début l’atteste), il l’a loué pour avoir agi avec sagesse, de façon avisée, ajoutant que « les enfants de ce siècle (les hommes) sont plus avisés à l’égard de leurs semblables que ne sont les enfants de lumière (les anges) ». En fait, il y a un sens spirituel très fort. L’intendant avisé a remis leurs dettes aux débiteurs de son maître, au nom de son maître, comme le fait remarquer saint Ambroise1, c’est-à-dire qu’il a agi comme Dieu : il a été ressemblant à Dieu. Et il a pu le faire parce qu’il a conservé l’image de Dieu en lui, comme tous les hommes déchus. C’est ce que les prêtres font constamment : ils remettent les dettes aux débiteurs du Père céleste, de par la grâce que le Christ leur a donnée, et qui est liée au fait que l’Homme soit l’image de Dieu, qu’il ait un lien ontologique avec Dieu. Les anges, bien que créatures sublimes, n’ont pas reçu ce don.
Et le Christ insiste : « Et Moi Je vous dis : faites-vous des amis avec les richesses injustes, pour qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels, quand elles viendront à vous manquer ». Phrase étonnante s’il en est, car, elle pourrait être mal interprétée. Il ne s’agit pas ici d’arrangements entre petits malins, comme on le voit dans la société (les affaires, la vie politique), où l’on se « renvoie l’ascenseur ». Cela a une signification spirituelle : tirez le bien du mal. Lorsque vous chutez, ne désespérez-pas : entrez en vous-même et changez de pente, repentez-vous. Faites du bien avec ce qui a été mal acquis. C’est une rédemption. Ces « richesses injustes » sont ce qui a été dérobé au Maître, ou plutôt détourné de leur finalité (l’Homme a chuté, parce qu’il a voulu acquérir la puissance divine, mais sans s’unir à Dieu, devenir dieu sans Dieu). Mais, dans la mesure où elles ont servi à absoudre et délivrer des frères, qui vont ainsi pouvoir entrer dans le royaume céleste, elles retrouvent leur vraie finalité. Ainsi ces « amis » célestes pourront ensuite aider le généreux donateur à entrer lui-même dans le royaume céleste7.
Nous pouvons en tirer de nombreuses conclusions spirituelles et pastorales, dont voici quelques-unes : après avoir repris son frère, comme le Seigneur le recommande (Mt 18, 15), il faut attendre un peu, lui laisser le temps de changer ; il ne faut pas se précipiter d’avoir une opinion définitive sur quelqu’un, mais attendre de voir quels sont les fruits ultimes ; le regard que l’on peut porter sur quelqu’un qui est en faute ne doit pas être étroitement moral, mais spirituel, ni exclusivement circonstanciel, mais global, à l’aune d’une vie…
L’Évêque Jean de Saint-Denis8, qui avait une compassion et une compréhension exceptionnelles pour tous les êtres humains, quels qu’ils fussent, pratiquait une très large économie spirituelle et disait souvent : je suis un économe infidèle, ce qui lui valut les foudres des zélotes, des « gardiens du temple » qui sont les « prêtres, scribes et pharisiens » modernes. Pourtant, il se conformait au Christ qui est « l’Économe divin »8. Il aimait à raconter cette histoire vraie, qui est une illustration de la parabole : un jeune homme pauvre vivait dans un village grec. Il prit de l’argent dans la caisse de sa paroisse, et put ainsi partir en Amérique, où il fit fortune. Mais il se souvint d’où il venait. En signe de repentir et de gratitude, il offrit à l’église de son village un autel en or. Le petit larcin lui avait permis de réussir socialement, mais, devenu riche, il fut généreux et rendit au centuple. Il s’était converti et, en lui, le Seigneur avait tiré le bien du mal. C’était une rédemption.
Notes :
Note sur le sens théologique et spirituel de l’« économie »
Du grec oikonomos : loi de la maison. Il faut comprendre cette expression dans le sens de mode de vie interne, familier, par rapport aux lois extérieures et générales, d’adaptation des lois générales aux usages de la maison. Au plan spirituel, l’économie consiste à ne pas appliquer systématiquement ni strictement les règles générales (les canons), mais à tenir compte des personnes, des circonstances et des temps. C’est une exception à la règle en vue du bien d’une personne ou d’un groupe. Le modèle parfait en est le Christ, qui n’a pas cessé d’être « économe » pendant Ses trois années de vie publique (un des cas les plus remarquables : la Samaritaine). Cela Lui a été vivement reproché par « les prêtres, les scribes et les pharisiens » (le clergé, les théologiens et les ascètes), les bien-pensants de la religion israélite, les « gardiens du temple », qui finiront par l’accuser d’être un faux messie, – parce que, soi-disant, Il ne respectait pas la Loi, – et Le condamner à mort. L’économie spirituelle est une des grandes richesses de l’Orthodoxie, mais qui n’est pas pratiquée partout de la même façon.
Au plan théologique, l’économie a un autre sens : il s’agit de la façon d’agir de chaque personne divine vis-à-vis de la création et des créatures, en fonction de son caractère hypostatique, mais toujours en communion avec les deux autres personnes. Par exemple : les énergies divines incréées (la grâce) font partie intégrante de la nature divine, partagée par les trois personnes (un seul Dieu), mais le Père en est la source, le Fils les manifeste et l’Esprit les donne aux hommes ; on dira alors que c’est « l’économie de l’Esprit » que de donner la grâce, de déifier l’Homme.
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