Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
Cette béatitude semble faire écho au psaume 36, qui ne cesse de parler de la récompense du doux, du juste : « Mets ton espérance dans le Seigneur et agis avec bonté ; habite la terre, et tu seras nourri de ses richesses. (…) mais les doux auront la terre en héritage, et ils goûteront avec délices une immense paix. (…) Attends le Seigneur et veille à suivre sa voie ; Il t’élèvera jusqu’à posséder la terre en héritage » [versets 3, 11, 34 du Ps. 36 selon les Septante, trad. Père Placide (Deseille)].
D’abord, quelle est cette terre dont nous parle le Seigneur ? C’est la terre d’Israël, celle qui déjà a été promise à Abraham dans la Genèse : « Oui, tout le pays que tu vois, je te le donne ainsi qu’à ta descendance, pour toujours » (Gn. 13, 15). La promesse est renouvelée à Moïse : « Je suis descendu pour délivrer [mon peuple] … et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel…» (Ex. 3, 8). Mais le Deutéronome rappelle sans cesse la condition de fidélité à la Parole de Dieu pour que la promesse se réalise effectivement (par exemple, Dt 30, 15-18 : « Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur, moi qui te commande aujourd’hui d’aimer le Seigneur ton Dieu, de suivre ses chemins, de garder ses commandements, … »). La promesse est reprise avec éclat dans le livre d’Isaïe, au chapitre 60, qui commence, à l’adresse de Jérusalem : « Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière : la gloire du Seigneur sur toi s’est levée. » Et, au verset 21 : « Ton peuple, oui, eux tous, seront des justes, pour toujours ils hériteront la Terre, eux, bouture de mes plantations, œuvre de mes mains, destinés à manifester ma splendeur ».
La terre dont il est question ici est donc la Terre promise. Mais il ne s’agit plus ici d’un territoire terrestre, ni de cette terre qui produit tous les vivants et reprend en son sein tout ce qui vient d’elle. Nous sommes, avec la première Béatitude et la première promesse, déjà passés ailleurs, dans « le Royaume des cieux », bien au-delà de cette terre. Cette Terre promise est celle dont le psalmiste a eu l’intuition, l’espérance qu’il a saisie dans la foi quand il dit : « Je le crois, je verrai les biens du Seigneur dans la terre des vivants » (Ps. 26, 13). Le psalmiste « entrevoit ici une terre des vivants qui ne connaît pas la mort, que les pécheurs n’ont jamais foulée, où le mal n’a pas droit de cité, que n’a jamais labourée le semeur de l’ivraie, qui ne produit ni ronces ni épines. Là sourd la fontaine du repos, là se trouvent le lieu du pâturage et la source qui s’élargit en quatre fleuves, où le Dieu créateur de toutes choses a planté sa vigne (cf. Jn 15, 1) et où nous trouvons tous les biens que la révélation divine nous décrit en images »1. Saint Grégoire de Nysse accumule ici les images bibliques dont certaines sont tirées de la description du paradis. Il s’agit donc d’une terre paradisiaque, « sur laquelle est établie la cité du Roi, sur laquelle on a dit des choses glorieuses (Ps. 86, 3) »2. N’oublions pas, d’abord et avant tout, que notre Dieu est le Dieu des vivants !
Qui sont les doux ? Quelle est la douceur qui permet d’entrer dans cette terre des vivants ? La douceur n’était pas inconnue dans l’Ancien Testament : il est dit par exemple de Moïse qu’il était un homme très doux (trad. Bible de Jérusalem, la T.O.B. dit : très humble), plus qu’aucun homme sur terre (Nb 12, 3). Le Siracide dit d’ailleurs que c’est à cause « de sa fidélité et de sa douceur » que Dieu le consacra (Si 45, 4), puisque cette fidélité et cette douceur font le bon plaisir de Dieu (Si 1, 27). David aussi est loué pour sa douceur.
Mais c’est le Seigneur lui-même qui est le prototype du doux : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Il va donc nous dépeindre la douceur : « Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos. Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5, 39-45).
Dans sa vie, Il nous donne l’exemple de la douceur dans toutes ses acceptions d’humilité, de patience, d’obéissance ou de docilité à la volonté du Père. L’Apôtre Matthieu lui attribue les paroles qu’Isaïe dit du Serviteur de Dieu : « Il ne cherchera pas de querelles, il ne poussera pas de cris, on n’entendra pas sa voix sur les places. Il ne brisera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui fume encore» (Mt 12, 19-20, citant Isaïe 42, 2). Sa vie entière, sa mort, en sont le témoignage. Je vais donner quelques exemples, connus de tous.
De nombreuses fois, on a tenté de se saisir de Lui pour le tuer, mais Il a simplement tourné les talons et est parti. Il a recommandé à ses disciples : « Quand on vous pourchassera dans telle ville, fuyez dans telle autre » (Mt 10, 23). Alors qu’Il montait vers Jérusalem, ses disciples ont demandé l’asile dans un village de Samarie, qui le leur a refusé. « Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent : Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume ? Mais Lui, se retournant, les réprimanda. Et ils firent route vers un autre village » (Lc 9, 52-56). Les notes de la T.O.B. précisent ce que fut la réprimande : « De nombreux témoins ajoutent : Et il leur dit : Vous ne savez de quel esprit vous êtes, car le Fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les vies (des hommes), mais pour les sauver ».
S’Il semble parfois s’irriter, ce n’est que pour corriger ses disciples (ou ses interlocuteurs), leur faire prendre conscience de leur erreur : « Génération incrédule et pervertie, jusqu’à quand aurai-je à vous supporter ? » (Mt 17, 17). Nombreuses sont ses condamnations de l’hypocrisie des pharisiens qui « « ferment devant les hommes l’entrée du Royaume des cieux » (Mt 23, 13). Enfin, Il n’hésite pas à chasser ceux qui vendent et achètent dans le temple (ils auraient dû s’installer dans les portiques du parvis) mais sans jamais user de violence envers les gens : « Il renversa les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes. Et il leur dit : Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière ; mais vous, vous en faites une caverne de bandits ! » (Mt 21, 12-13).
Dans le jardin de Gethsémani, Il demande à son Père : « Si possible, que cette coupe passe loin de moi. Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux ! » (Mt 26, 39). Il demande à l’un de ses disciples qui avait frappé de son épée le serviteur du Grand-Prêtre de remettre son épée au fourreau. Jamais Il ne répondra aux insultes, aux coups… « Lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, dans sa souffrance, ne menaçait pas, mais s’en remettait au juste Juge » (I Pierre 2, 23).
Saint Jean Chrysostome fait remarquer : « Votre Seigneur répondait à ceux qui Le haïssaient en les aimant ; […] plus les Juifs avaient d’outrages pour Lui, plus Il avait d’égards pour eux, plus Il leur prodiguait ses soins. […] Faites comme le Seigneur ! […] Pratiquez donc cette charité ; ne vous lassez pas de redire : plus vous me haïrez, plus je vous aimerai »3. « Ceux qu’Il comblait de biens disaient : ‘il a un démon’, ‘il blasphème’, ‘il est fou’, ‘c’est un charlatan’, est-ce qu’Il les repoussa ? Aucunement : Il répondit à ces injures par des bienfaits plus grands ; Il s’en alla vers ceux qui devaient Le crucifier, dans le seul but de les sauver. Et après le crucifiement, que dit-Il ? Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Maltraité par eux, sur le point de l’être encore, jusqu’au dernier soupir Il s’occupait d’eux, Il priait pour eux »4.
La douceur dont il s’agit ici n’a donc rien à voir avec le flegme, l’indolence, encore moins la soumission aveugle ou la résignation. « La douceur, nous dit saint Jean Climaque, est un roc qui domine la mer de l’irascibilité et sur lequel se brisent toutes les vagues sans jamais l’ébranler »5.
Dans la Bible, et chez les Pères de l’Église, nous trouvons surtout deux associations : douceur et humilité (les deux traductions différentes concernant Moïse en sont un exemple patent), et douceur et patience. L’une met en exergue les dispositions intérieures d’où jaillira la douceur, l’autre suggère les comportements à avoir à l’égard de son prochain, à savoir tendre compassion, bienveillance, humilité, douceur, patience (cf. Col. 3, 12). La douceur peut aussi être comprise comme la docilité (à la parole de Dieu, à l’autorité naturelle à laquelle nous nous trouvons soumis de par notre condition).
Saint Grégoire de Nysse lie la douceur à l’humilité comme le sont les deux faces de la même médaille, la douceur suivant forcément l’humilité : « Le doux mérite d’être appelé bienheureux parce que, face à la méchanceté de son proche, il a gardé son calme. Il est patent que le Verbe vise ici cette passion [de la colère], parce que la douceur accompagne l’humilité. Les deux sont liées : l’humilité est la mère de la douceur du cœur. Si tu fermes la porte à l’orgueil, la colère ne trouve pas d’entrée. Brutalité et ignominie provoquent cette maladie chez les violents. Mais l’ignominie n’atteint pas celui qui pratique l’humilité »6. Saint Grégoire nous montre ici encore que le Christ nous aide à soigner les passions de l’âme (ou du cœur), et la façon dont les passions s’enchaînent les unes aux autres.
D’où proviennent en effet la colère et la rage, le désir de vengeance ? De notre amour propre, de notre orgueil, de notre ambition et de notre vanité, de notre satiété, de notre cupidité…! Mais si nous apprenons l’humilité et la douceur auprès du Seigneur, le calme régnera dans notre cœur. Parce que la douceur porte en elle le calme spirituel et la joie, comme le dit le Seigneur : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes » (Mt 11, 28-29). C’est dans le cœur que tout se décide : la douceur, ou bien la vengeance, la méchanceté, les calomnies…
Dieu, notre Père à tous, nous traite toujours avec douceur, et nous couvre toujours de ses bienfaits. C’est pourquoi nous devons nous aussi être doux, indulgents et longanimes envers nos frères. Car le Seigneur nous dit : « En effet, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes » (Mt 6, 14-15).
Les Apôtres vont ainsi toujours conseiller aux communautés naissantes de la douceur, de la tolérance, de la modération dans leurs rapports entre eux et avec les païens. « Sanctifiez dans vos cœurs le Christ qui est Seigneur. Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte. Mais que ce soit avec douceur et respect… » (1 Pi 3, 15-16). « Que votre modération soit connue de tous les hommes » dit saint Paul aux Philippiens (Phil. 4, 5, trad. Bible de Jérusalem). Le mot grec ἐπιεικὴς traduit par ‘modération’, ‘douceur’ ou ‘bonté’ selon les Bibles, va de la clémence à la capacité de céder et de se montrer aimable, tolérant et accueillant. Mais saint Pierre rappelle magnifiquement que la douceur ne peut venir que d’un travail sur notre cœur, sur les dispositions intérieures de celui-ci : « Que votre parure ne soit pas extérieure, (…) ; mais qu’elle soit la disposition cachée du cœur, parure incorruptible d’un esprit doux et paisible, qui est d’un grand prix devant Dieu » (1 Pi 3, 3-4).
La douceur est donc une calme disposition de l’âme, ancrée en Jésus-Christ par l’amour et la foi, qui supporte calmement tout ce qui provient des hommes (ou des démons – les uns se servant souvent des autres…), et que les obstacles ou les oppositions à ses intentions ne portent ni à l’indignation ni à l’irritation. Elle pardonne volontiers les offenses des hommes et déploie toute sorte de bienveillance envers ses ennemis, en considération de leur dignité humaine. Le doux ne paie jamais le mal par le mal, l’offense par l’offense, ne se fâche pas, et ne hausse pas le ton sur les pécheurs et les offenseurs.
Lorsque l’âme est disposée à la douceur, il nous est facile de tout accomplir, tandis que la haine et le dépit nous rendent tout difficile. La douceur nous procure l’amour, le respect et la bonne disposition des autres. La douceur nous inspire une prière agréable à Dieu, attire la miséricorde divine et obtient le pardon de nos péchés. La colère, la méchanceté et l’intransigeance rabaissent notre dignité humaine, nous privent de calme, de l’amour et du respect de nos proches, et de la bénédiction de Dieu.
Le grand Apôtre Paul place la douceur parmi les fruits de l’Esprit : « Mais voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » (Gal. 5, 22-23), lorsqu’il conseille aux Galates de marcher sous l’impulsion de l’Esprit, et non sous celle de la chair. Saint Jean de Kronstadt, s’appuyant sur les Pères de l’Église, nous donne de précieux conseils pour choisir ‘l’impulsion de l’Esprit’, et donc, parvenir à la douceur:
« Échapper à la colère et à l’irritation suppose, non pas de regarder le péché des autres, mais de nous regarder nous-mêmes, de connaître son propre cœur, ses propres fautes et insuffisances. Alors nous saurons que la plupart de nos discordes et de nos dissensions provient de nous-mêmes, de notre amour-propre, de notre orgueil, de notre irritabilité, de notre négligence, de notre caprice et de notre manque de confiance en l’autre, et nous apprendrons à être indulgents envers les autres, à pardonner faiblesses et insuffisances, et en tout, à être doux et longanimes. Il faut dominer son cœur dans le moment de l’offense, et écraser en soi dès le tout début la manifestation de la colère et du mécontentement. En réponse à l’offense extérieure, il ne convient pas de parler ou de réagir, mais de regagner son calme. « Arrêtons le mal dans son tout premier commencement, en détruisant la colère de notre âme par tous les moyens. Nous serons ainsi en mesure d’éradiquer au début le plus grand mal. As-tu été insulté ? Donne ta bénédiction. As-tu été battu ? Eh bien, patiente. On te méprise et te prend pour une quantité négligeable ? Alors, pense que tu es fait de poussière et que tu retourneras à la poussière. Celui qui se protège derrière le rempart de ces idées trouvera que la réalité est pire que n’importe quel déshonneur. Ainsi tu rendras impossible la vengeance de l’ennemi, montrant que les reproches ne te blessent pas, et tu te prépareras une grande couronne de patience, lorsque tu tourneras la rage de l’autre en outil de ta propre sagesse. Lorsque tu es troublé par la tentation de proférer quelque offense, suppose que tu aies à choisir pour toi-même, soit de te rapprocher de Dieu par ta longanimité, soit de passer dans le camp de l’ennemi par ta colère. Donne à tes pensées le temps de choisir la bonne part » (Saint Basile le Grand). Mais surtout, il faut se tourner vers Dieu avec une prière sincère, pour qu’Il nous donne l’esprit de douceur et de patience, et qu’avec sa grâce, Il nous renforce le cœur dans la douceur et l’absence de méchanceté. Parce que ces vertus sont des dons du Saint-Esprit qui sont envoyés par Dieu à ceux qui en sont dignes et qui sont capables de les recevoir »7.
Ceux qui, comme des agneaux, sont doux et sans méchanceté, appartiennent au troupeau du Christ, et non ceux qui n’ont pas l’Esprit du Christ : « Car si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne Lui appartient pas » (Rom. 8, 9).
À suivre …
Marie-Thérèse GOURDIER, Catéchèse donnée en l’église Saint Séraphin à Paris, 2012
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