Ajouté le: 10 Septembre 2020 L'heure: 15:14

« En fin de compte, de l’Europe et de notre civilisation sera sauvé seulement ce qui vaut la peine d’être sauvé »

Vivre dans ce monde, c’est se préparer à la vie dans le Royaume de Dieu, nous enseigne notre Sauveur Jésus Christ. Dans une société où les mots d’ordre semblent être le « changement » et le « progrès », les repères des jeunes et des adultes, de tous les hommes, se retrouvent dans l’enseignement christique. Dans l’Église, à l’école et dans la famille. C’est de tous ces sujets que je me suis entretenu avec Monsieur Adrian Papahagi, maître de conférences au département d’anglais de la Faculté de Lettres de l’Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca.

 

Les derniers mois nous ont prouvé, une fois de plus, la fragilité de l’homme devant la maladie. En même temps toute la société s’est bloquée et en fin de compte elle s’est enfermée à l’intérieur des frontières. Constantin Noica, il y a plus de 30 ans, commençait son dernier livre, De dignitate Europae, par la question suivante : Pouvons-nous encore être sauvés ? Monsieur Papahagi, l’Europe peut-elle encore être sauvée ?

En général, je regarde avec une certaine méfiance ceux qui se proposent de nous sauver en tant que nations, continents, cultures ou individus – àcommencer par le Comitédu Salut Public, le gouvernement révolutionnaire de la France engagée sur la voie du déicide symbolique, du régicide et du génocide réels, en passant par le Front du Salut National de la Roumanie des années 1989-1990, et en terminant par d’autres sauveurs auto-proclamés des derniers temps. Il n’y a qu’un seul Sauveur, àsavoir Rédempteur. Les médecins peuvent opérer une tumeur, peuvent prolonger la vie, mais seul le Christ est le médecin de nos âmes et de nos corps. La maladie est une malédiction et une bénédiction, parce qu’elle nous affaiblit mais aussi nous rend humbles, en nous révélant à la fois, si nous faisons attention, notre immense dignité, notre unicité, mais aussi notre extrême fragilité. Bien que fragiles, nous sommes programmés pour l’éternité. La Résurrection nous oblige à nous demander : « Mort, où est ton aiguillon ? », et en même temps nous montre que nous ne sommes jamais perdus, que le salut ne vient pas seulement in extremis, mais qu’il nous précède. Voilà pourquoi le chrétien peut être affecté par la maladie, la guerre ou les persécutions, mais il ne peut pas en être scandalisé.

Je m’inquiète à mon tour pour beaucoup de choses, commençant par ma propre santé et finissant par le destin du monde, mais en même temps je sais que rien n’échappe à la volonté de Dieu et cela me rend la sérénité. Certes, nous combattons tous pour défendre ce que nous considérons comme étant précieux dans ce monde, à commencer par la dignité et la liberté de la personne humaine jusqu’aux œuvresd’art et aux réflexes de civilisation, et cet effort est légitime et correct, mais en fin de compte, de l’Europe et de notre civilisation sera sauvé seulement ce qui vaut la peine d’être sauvé. Si les hommes considèrent que les églises ne comptent plus, les églises s’écrouleront – mais ceux qui croient feront des églises dans les catacombes, les grottes, dans les bois ou dans leur chambre. Enfermés dans les cellules des prisons communistes, les fidèles y ont dressé des églises plus résistantes que celles démolies par Ceaușescu.

Peut-être voyez-vous un paradoxe dans mes paroles, mais il n’y en a pas. Il n’y a aucune duplicité. C’est du réalisme chrétien – et le chrétien est toujours réaliste, et non pas idéaliste, parce que Dieu est une réalité et non pas une idée ou un idéal. Pour conclure : en tant que bons Roumains, européens et chrétiens, nous faisons tout ce que nous pouvons pour maintenir ce qui est bon dans notre civilisation roumaine, européenne et chrétienne, mais si toutes ses formes tombaient en ruines sous l’assaut d’une barbarie, le salut n’en serait pas affecté – car le Christ a reconstruit déjà pour l’éternité le Temple ruiné.

L’acte de l’éducation, ces derniers mois, a eu lieu surtout en ligne, y compris en Roumanie. Mais ce passage au tout numérique ne permet plus l’accès à la bibliothèque et à une lecture auxquelles une bonne partie des générations actuelles avait été habituée. Ces instruments modernes ont-ils la vocation d’accomplir ou de changer l’enseignement ? Pouvons-nousdéjàêtre nostalgiques de lécriture manuscrite, par exemple ?

La communication moderne est, comme toute chose, une bénédiction et une malédiction. Il est nécessaire d’avoir du discernement dans son utilisation. L’avion peut permettre à n’importe qui, même à un moine priant comme notre bien aimé Père Métropolite Joseph, de se déplacer rapidement de Paris à Bucarest et de la Scandinavie àlIbérie – je dis « notre » en souvenir des huit ans passés à Paris, durant lesquels Son Éminence a été mon père spirituel et mon guide sur le chemin de la foi. Le milieu virtuel est seulement un milieu, media, àsavoir un intermédiaire. Il fait l’intermédiaire dans la communication entre les gens, qui n’aurait pas été possible autrement, et c’est ainsi une bénédiction pour les parents qui se trouvent loin de leurs enfants, pour les élèves obligés par l’épidémie de rester loin de leurs enseignants. Mais l’intermédiaire peut supprimer l’immédiat, le verre froid desécrans peut remplacer le contact chaleureux entre des gens réels, en transformant ainsi le prochain et lointain. Le miroir déformant des soi-disant « social media » dépersonnalise, déresponsabilise et peut transformer la médiation sociale en distanciation antisociale. Combien de gens doux, timides et polis dans l’interaction quotidienne ne deviennent-ils pas des hyènes dénonciatrices, des chiens enragés ou des lions féroces sur Facebook ?

L’église, l’école, la famille – la foi, l’enseignement, l’amour présupposent le contact et la communion. Exilés dans les milieux virtuels, ils deviennent de froides caricatures. L’homme a besoin de gestes, de s’embrasser et de se serrer dans les bras, il a besoin du corps. Le malin peut se cacher dans l’absence de corps, de visage, de chaleur. C’est merveilleux que les jeunes puissent trouver en ligne à peu près toute la littérature classique. Jamais il n’a été plus facile d’étudier la Bible, Homère, Dante, Shakespeare ou Dostoïevski, de suivre la conférence d’un grand professeur, ou de s’informer sur le monde, l’art et la culture. Pourtant, jamais la vulgarité n’a pénétré plus facilement jusqu’à chacun d’entre nous, sans barrières sociales ou culturelles, sans la censure sociale de la honte et de la bienséance, du bien et du désirable.

On peut être connecté, mais plus seul que jamais. On peut avoir 5.000 «amis» virtuels et aucun ami réel. On peut consommer des amours fantasmatiques en ligne, mais n’avoir personne pour construire une famille, élever un enfant. Voilà pourquoi, comme en toute chose, on nous demande infiniment de discernement dans l’utilisation des outils technologiques, qui en eux-mêmes ne sont ni bons ni mauvais. Je me permets de recommander à nos lecteurs le livre de Manfred Spitzer, La démence digitale, où ils pourront apprendre que les excès numériques peuvent engendrer des troubles cognitifs et de comportement, et en dernière instance une véritable démence.

C’est merveilleux de taper  à toute vitesse sur l’ordinateur (comme je le fais maintenant), de se déplacer en deux ou trois heures de l’Est à l’Ouest de l’Europe, de voir son enfant étudier à l’étranger, ou de télécharger Hamlet sur une tablette – mais sont essentiels aussi la volupté de la page blanche, le glissement du stylo sur la feuille, le bruissement des pages et l’odeur de l’encre typographique, de marcher lentement dans la forêt ou le long des immeubles, l’attention pour le détail, l’accolade d’un fils et de sa mère, le rythme lent et le geste familier. Je crois que j’apporte en fait un éloge au corps, à notre côté physique et à la manière dont celui-ci perçoit pleinement, par tous ses sens, la nature et ses semblables.

Le mouvement Black Life Matters et la démolition des statues aux États-Unis, mais aussi en Europe (Belgique, Grande Bretagne, France – le cas le plus récent étant celui de la statue de la femme de l’empereur Napoléon, Joséphine de Beauharnais), la transformation de la cathédrale Sainte Sophie de musée en mosquée. Comment voit-on le monde depuis le quartier de Mănăștur de Cluj ?

ÀMănăștur nous n’avons pas de statues, donc nous sommes protégés – il n’y a rien à démolir dans la forêt de béton érigée par Ceausescu. Trêve de plaisanterie, ce nouvel iconoclasme est déplorable. Le « politiquement correct » n’a rien de correct, rien de poli – c’est seulement de la hargne lucrative, de l’idéologie du ressentiment, de la barbarie et de la bêtise. On ne peut pas juger le passé selon les standards du présent. Néron a été un monstre, mais on garde son buste dans des dizaines de musées : on ne les vénère pas, mais ils ont une valeur artistique. Les Vénus obscènes pour les uns sont sublimes ou au moins décoratives pour les autres. Étienne le Grand a eu sans doute sur la conscience des crimes politiques et des injustices, mais nous en avons fait un saint de la nation. Napoléon a été un génie et un bourreau à la fois : il a tué et a créé la France moderne, avec ses bonnes et ses mauvaises choses. De grands écrivains ont été des canailles dans la vie de tous les jours. Mais, comme on dit en plaisantant, « ce n’est pas pour cela que nous les aimons ». Les grands hommes ou les princes du siècle n’ont pas de statues parce que nous célébrons leurs vices, mais parce qu’ils ont marqué l’histoire et la conscience d’une nation.

L’esclavage est une réalité sinistre du vieux monde. Toutes les nations en ont été affectées : de nombreux Roumains ont été pris comme esclaves par les Turcs et vendus en Orient. Personne n’a le monopole de la souffrance, et la souffrance passée ne peut justifier la haine, la barbarie et les destructions présentes. Par conséquence, je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à épiloguer. Je déplore la furie de la démolition, la hargne de celui qui se considère offensé à l’avance, la barbarie de toute sorte et l’ignorance historique. J’ai été ravi d’entendre le président Macron dire que la France n’a pas de statues à démolir.

En ce qui concerne la provocation d’Erdogan – que dire ? Si la chrétienté n’a pas pu se défendre, elle subit le traitement réservé aux perdants. Constantinople et Jérusalem sont des leçons historiques pour les chrétiens et pour les juifs.

Àla fin du mois de septembre, vous parlerez aux jeunes de l’organisation Nepsis sur le chrétien et la cité. Comment se présente aujourd’hui un jeune et comment se présente la cité  – polis ?

Fasse Dieu que je puisse leur parler ! Telles que se présentent les choses, avec des restrictions de circulation, des quarantaines obligatoires et une pandémie en plein essor, j’ai peur que notre rencontre sera virtuelle, ou remise à plus tard, pour jouir d’une véritable communion.Le jeune se présente tel qu’il a toujours été : splendide et effrayant. Vivant, vital, volontaire, voluptueux, assoiffé de vie, d’action, d’absolu, enflammé, inflammable, hérissé et âpre en vivante résolution, pour citer notre poète Arghezi – et à la fois d’une touchante naïveté, sans expérience, candide et cruel. La nature humaine ne change pas avec les modes et les gadgets technologiques. Et la cité, elle est aussi comme toujours : avec des boulevards de luxe et des recoins sordides, avec des églises et des tavernes, des bonnes personnes et des escrocs, avec des amphithéâtres de la connaissance et de la cruauté.

Les jeunes chrétiens, ces êtres de plus en plus rares, ont un avantage énorme par rapport aux autres. Ils errent aussi, mais ils connaissent quand même la Voie, la Vérité et la Vie. Ils n’errent pas dans le noir, sans direction, mais ils tâtonnent sur la Voie ouverte par le Christ, à savoir vers ce qui est Bon, Beau, Vrai, Vivant, Juste. Ce ne sont pas des qualités distinctes, mais indissociables : rien de bon n’est laid, rien de vrai n’est mauvais, et rien de juste n’est faux.

Nous, qui avons la maturité, n’avons pas une autre direction, mais nous avons simplement parcouru plus de chemin. Si nous sommes dans la bonne voie, nous pouvons aussi les y attirer. Nous ne sommes pas encore citoyens du Royaume du Seigneur, mais juste des résidents plus anciens dans la cité des hommes, donc tout ce que nous pouvons faire, c’est de leur signaler une voie, d’attirer leur attention vers un détail, leur éviter une impasse ou une voie enlisée, un passage sordide où guette quelque danger. Il convient de ne pas être des guides aveugles et de ne pas leur faire faire fausse route. Au fond, je crois que dans toutes mes conférences pour les jeunes je parle de la même chose : du discernement. Un bon professeur est un enseignant du discernement, àsavoir de lesprit critique, de la séparation du bléet de livraie. Je le dis souvent : ce que peut faire un intellectuel chrétien est d’interpréter les signes du temps à la lumière de la Vérité du Christ. Il peut interpréter le monde pour les chrétiens, et le Christ pour le monde, dans le langage des temps et dans l’esprit de ce qui n’est pas soumis au temps.

À la fin, je vous propose un exercice d’imagination. Constantin Noica voulait trouver 22 jeunes, de Roumanie, à savoir 1 pour 1 million, qui puissent faire de la culture de performance. Pourriez-vous identifier les qualités que doit avoir un jeune mais aussi les aptitudes de son « entraîneur » ?

En premier lieu il doit désirer la performance. La discipline et le disciple se présupposent mutuellement. L’athlétisme spirituel, que l’on soit intellectuel ou moine, présuppose de l’effort, de la rigueur, de la méthode, de l’insistance, tout comme l’athlétisme physique. Le grand avantage des jeunes est qu’ils en sont capables. Leur corps et leur esprit suivent, ils ont de la résistance. Un bon entraîneur doit cultiver chez eux les bonnes habitudes, tremper leur volonté, les soumettre à un effort de plus en plus grand. L’excellence présuppose de la transpiration, de la rigueur, de la souffrance créatrice. Les œuvres naissent comme les enfants : avec de l’effort et de la douleur. Tout jeune homme peut être excellent dans un domaine, mais tout jeune ne peut pas être excellent en tout. Les talents sont distribués de manière différente – vous pouvez voir combien de réalisme, de bon sens dans chaque parabole du Sauveur : rien d’ésotérique ! Il est donc important que l’entraîneur se rende compte rapidement qui peut gagner le marathon, qui peut écrire une somme théologique, qui peut sculpter une Pietà, qui peut réparer un moteur, qui peut soigner un malade, etc. Il n’y a pas d’excellence universelle, il n’y a pas d’entraîneur universel. En ce qui le concerne, Noica ne s’est pas trompé sur Pleșu ou Liiceanu, car ceux-ci ont fondé des institutions culturelles de performance, mais son idéal peut sembler difficile à appliquer aujourd’hui. La vieille relation de mentorat maître-disciple, l’apprentissage spirituel de l’ancien monde présuppose la relation immédiate, continuelle et durable entre le jeune et l’ancien. Ceux qui peuvent se passer d’un mentor, tout comme les pêcheurs de génies, sont rares. Nous ne devons donc pas perdre notre temps à des bovarysmes et rêver d’un maître qui nous entraînera par la main vers la performance désirée, et passer à côté des petites possibilités réelles d’amélioration et d’instruction. De même, tous les rêves de Noica n’étaient pas parfaits : il avait ses rigidités, ses exaltations d’entre les deux guerres, ses côtés obtus.

Je crois donc qu’un jeune ne doit pas être forcément obsédé par la performance, même si c’est merveilleux quand il s’efforce d’y parvenir. Pour moi, l’idéal est beaucoup plus modeste, même si je ne sais pas s’il est simple ou réalisable. Mon idéal est pascalien, donc en dernière instance chrétien (Noica était plutôtun disciple deSocrate que du Christ). « Il faut qu’on n’en puisse dire ni : il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. » Je traduis en roumain honnête homme non pas comme honnête, d’une manière littérale, mais par « om cumsecade », dans l’esprit de la langue roumaine. Cumsecade « amène », littéralement « comme il faut » veut dire bon, honnête, modeste, travailleur, charitable, courageux, disposé au sacrifice de soi, exigeant avec soi-même et tolérant avec les autres – àsavoir un bon chrétien, un bon citoyen, un bon père et un bon fils, un bon professionnel, quelle que soit sa profession. L’apprentissage de ce type d’excellence discrète ne demande pas la relation privilégiée avec un maître ou un entraîneur difficilement accessible – il suffit d’avoir (mais que désirer de plus ?) une relation étroite avec le Christ Maître.

Interview réalisée par Alexandru Ojică

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