Ajouté le: 14 Novembre 2015 L'heure: 15:14

Le gue du Yabbocq

Avant d’emprunter le gué de la petite rivière du Yabbocq pour passer en Terre Promise d’où il s’était encouru vingt ans auparavant par peur de son frère Esaü, Jacob, seul, lutte la nuit entière jusqu’à la pointe du jour avec « QUELQU’UN » (Genèse 32, 23-32).

Étonnant récit symbolique, raccourci de l’histoire de chaque chercheur de Dieu avec Dieu Lui-même.

Dans ce combat étrange, pas de vainqueur ; pas de vaincu.

Jacob a la hanche démise mais il arrache la bénédiction de Celui qui ne veut pas lui révéler son Nom. Impossible à l’homme de renfermer Dieu et son mystère dans des mots, des dogmes, des définitions, des rites ni même des prières car cela serait de la magie ou de l’idolâtrie.

Dans sa lutte nocturne, Jacob par contre, découvre sa véritable identité. Il reçoit de l’inconnu un nom nouveau : « Israël », c’est-à-dire : « celui qui lutte avec Dieu ».

Cette histoire biblique symbolique est le résumé de tout chemin dans la foi pascale, c’est le concentré de l’aventure spirituelle de tout homme, de toute femme en quête de Sens, en quête d’Absolu . Chemin au long duquel, chaque chercheur de Dieu est provoqué par Dieu Lui-même à « passer » de la confiance en ses seuls moyens humains à l’accueil de Celui qui le provoque avant de pouvoir « passer » à l’autre rive.

Jacob, rusé et fragile est devenu « celui qui a lutté avec Dieu » : Israël, est devenu son intime capable de percevoir son dessein mystérieux pour entrer en Terre Promise.

Aucun de ceux qui ont soif du Dieu Vivant ne peut faire l’économie de ce combat dans la nuit noire. Nous sommes souvent comme de vieux chiens serrant à pleine gueule les vieux os de nos projets humains. Et, un beau jour, on se rend compte qu’il faut lâcher ces projets humains trop courts et de courte vue. Mais notre foi est blafarde, souvent une foi de mort vivant... et, en plus, en dessous de nous, nous entendons en les amplifiant les grondements de la petite rivière du Yabbocq et on bloque, on n’ose pas sauter le gué car on ne sait pas où l'on va retomber de l’autre côté qui nous est inconnu.

Comme Jacob, l’homme de foi doit assumer ses limites d’homme avec sérénité, sans les diminuer par orgueil et sans les augmenter par paresse. L’orgueilleux ne se trouve pas ou peu de limites ; le paresseux s’en invente à tort et à travers surtout quand il doit rendre service ou aller à la rencontre de l’Autre.

Ce récit biblique invite chacun sur son chemin de foi à assumer comme Jacob ses limites d’homme, sa solitude, ses pauvretés, sa fatigue, sa culture occidentale ou autre, son corps et ses misères. Et découvrir finalement que le grand combat de sa vie, le plus redoutable n’est pas avec les autres hommes...mais avec l’inconnu, l’invisible, le Mystère même de Dieu. Ce Dieu se pose parfois comme une barricade au milieu de notre chemin, comme un immense point d’interrogation, comme une provocation insurmontable, comme un défi impossible à relever.

Ce face à face, ce corps à corps, cette empoignade arrive tôt ou tard dans une vraie vie de foi. Jour où il me faut affronter cet Inconnu qui me hante et que je fuis à la fois, Inconnu qui est ma passion et mon tourment en même temps...

« L’homme est le combat » écrivait Hégel.

Ce combat avec Dieu se livre les mains nues, dans le dépouillement et seul. Jacob n’a-t-il pas fait passer devant lui tous ses biens ? « Jacob prit ses deux femmes, ses esclaves, ses onze fils et tous ses biens et il resta seul. » (Genèse, 32, 23-24).

La lutte avec Dieu me dépouille et m’empêche d’idolâtrer mes pauvres appuis humains. Un Combat que personne ne peut livrer à ma place et qui est mortification (mort à mon moi-même égoïste) mais un combat qui remplit de la joie de la Promesse. Combat dont le dernier stage est celui de la mort où dans la nudité complète ce sera le face à face définitif sur l’autre rivage.

On dit que Bernanos sur son lit de mort demanda à ses amis de se retirer et on l’entendit murmurer : « A nous deux ».

Dans ce combat qui sera parfois prière angoissée dans la nuit du doute, la Présence mystérieuse nous saisit, nous secoue comme un prunier, fait voler en éclats tous nos plans, nous malaxe, nous pétrit, nous étreint, semble nous lâcher, s’échapper et nous enveloppe nouvellement. Nous nous débattons, nous ruons comme de vieux canassons, nous résistons, nous tentons des croche-pieds à Dieu.

Il ne faut pas réduire la rencontre entre Dieu et l’homme à un paisible dialogue, principalement au début du chemin de foi ; cette rencontre, si elle est authentique, pourra prendre des allures d’empoignade muette... Mystère de l’étreinte de l’amour divin...

Cette longue lutte d’amour tresse curieusement des liens. Jacob s’y attache. L’Ineffable désire ardemment étreindre l’homme mais II sait combien celui-ci est terreux, rampant loin de son Dessein d’amour.

Alors le Tout-Puissant doit provoquer l’homme, d’une certaine manière, à l’affrontement pour purifier les désirs de son cœur. Il n’y a pas de vraie vie spirituelle sans ce combat dans l’Esprit.

Cette lutte est une lutte dans la solitude, dans la nudité absolue ; c’est la « prière laborieuse » dont parle saint Séraphin de Sarov : c’est la traversée du désert, la lutte contre tous nos démons rampants où il nous faut fermer les yeux à tous « nos biens », à tout mirage consolateur. Il nous faut, non seulement rejeter toutes les images terrestres, même celles qui semblent d’origine divine ; les « visions », les « voix », les « apparitions », les « douceurs » en apparence céleste ne sont très souvent que le fruit d’un psychisme détraqué par la « concupiscence », les mortifications excessives, les jeûnes sans frein ou le désir impatient de devancer l’heure de la grâce en cherchant des pseudo-satisfactions dans le rêve ou l’imagination. C’est là le jeûne véritable, la « sainte sobriété » de ceux dont l’âme se nourrit essentiellement de prière et de foi. « Se prosterner devant Celui qui est terrible dans sa grandeur et proche dans sa condescendance envers nous » disait Théophane le reclus, « c’est tout ce que nous avons à faire. »

C’est la foi qui doit éclairer la seule Image où l’esprit trouve son point d’appui ; la lumière pure et toute immatérielle qui guide forant son passage vers la Terre Promise et par laquelle, seul le Seigneur, à l’heure qu’il connaît et le veut lui ouvre, dans son ineffable et incompréhensible bienveillance la porte du Saint des Saints

Le cœur du cœur de l’homme entre en fusion au contact du Cœur de la Sainte Trinité ; l’harmonie est totale comme à l’aurore de la Création, c’est l’harmonie de l’homme paradisiaque. Toute vie spirituelle qui ne touche pas le cœur n’est qu’illusion et mensonge et n’a aucune réalité ontologique, aucune racine dans l’Être.

On entend par cœur, le centre le plus intime et profond de l’être humain selon la Tradition orientale ; la racine des facultés actives de l’intellect et de la volonté, le point d’où provient et vers lequel converge toute la vie spirituelle .

Ce point de fusion du cœur à Cœur n’est pas confusion, n’est pas amalgame, n’est pas anéantissement, n’est pas disparition dans le nirvana ou le Grand Tout. Dans son combat, Jacob reste actif, responsable. Toutes ses potentialités humaines participent à ce combat. L’Inconnu ne le terrasse pas, ne l’aplatit pas, ne l’écrase pas, au contraire, Il finit par le bénir. Quand Jacob franchit enfin le gué du Yabbocq, il a laissé sur la rive païenne le vieil homme et ses désirs terre à terre. L’ « ange », cet adversaire ne lutte pas contre mais avec Jacob, comme dans une danse. L’homme (ish dans le texte hébreu) est l’homme dans sa dimension d’époux. Jacob ressort de ce combat-épousailles marqué. Il a pris conscience de sa boiterie intérieure, de cet Autre d’une incomparable démesure. L’ayant « vu », il peut alors « L’épouser » et en conséquence « épouser » le frère « extérieur », Esaü dont il avait peur auparavant, ce frère ennemi qui voulait le tuer, va venir à lui le lendemain pour finalement l’embrasser.

Ayant retourné, converti la situation intérieure, Jacob a retourné, a converti la situation extérieure. Là est le formidable dépassement vécu, vérifié... de « la légitime défense. » Impossible de guérir d’une blessure d’Amour... Celui qui, un jour, s’est laissé toucher par cet Amour qu’aucun mot ne peut désigner en restera marqué pour l’éternité, en dépit de ses faiblesses et de ses infidélités.

Marqué par le sceau divin qui imprime dans le cœur un appel en creux,infini, marqué par une soif salutaire... comme le cerf aspire après l’eau vive... vers Toi j’aspire ô Source ; ô Sainteté, marqué par un manque salutaire qui aspire à la plénitude, l’homme continue cependant à boiter en marchant vers l’autre rivage où le Christ de Pâques l’a précédé et l’attire.

Dès l’aube du christianisme, cette lutte-étreinte amoureuse entre l’ineffable et l’homme s’est faite chair par l’incarnation du Verbe de Dieu qui a assumé notre propre combat pour nous faire participer à sa vie et à sa victoire sur la nuit de l’absurde.

Chacune des épreuves que nous connaissons peut être transformée en une nouvelle étreinte qui nous rapproche de l’étreinte définitive. Alors au lieu de nous morfondre sur nos limites physiques, nos petits bobos, nos petits ennuis que nous adorons amplifier ; au lieu de nous morfondre sur nos limites morales, nos faiblesses, nos péchés et toutes nos cochonneries, acceptons que tout ce bric à braque puisse devenir le lieu privilégié d’un combat de croissance pascale, d’un combat pour l’homme nouveau en vue du Royaume, d’un combat pour une rencontre libératrice.

Acceptons aussi, à notre place, d’être présence libératrice dans ce monde de douleurs, de misères, de souffrances et de désespoir.

N’acceptons plus de rester morts, à ronronner nos tranquilles prières comme de gros matous au coin du feu. REVEILLE-TOI, TOI QUI DORS ! (Eph. 5, 14)

C’est dans le grand vent, la pleine poitrine face au grand vent du désert de ce monde qu’il nous faut prier que notre prière soit lutte contre tout ce qui avilit l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu et pour que cette même lutte soit prière.

Le Seigneur Jésus par sa naissance parmi les pauvres, par sa vie de dépouillement, son agonie, sa passion et sa mort en marge de la ville assume notre combat.

Il nous donne le sens ultime en passant comme prémisse de toute la Création sur l’autre rivage.

Souvenons-nous qu’il a fallu que Jacob soit blessé pour qu’Israël soit béni.

Père Guy Leroy

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