Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
19e dimanche après la Pentecôte. Lc 6/31‑36[27‑36]
« Aimez vos ennemis » : en préambule il faut dire clairement que ce commandement du Christ est le plus difficile de tous et qu’il peut apparaître, à bien des égards, impossible à accomplir. Avant d’essayer d’en décrypter le sens profond – ce qui n’est pas simple – il est nécessaire de le replacer dans son contexte. Cette péricope évangélique fait partie de ce qu’on appelle « Le Sermon sur la montagne », mais qui est en fait le discours inaugural que le Christ prononce en Galilée au début de Sa mission. On le trouve chez St Matthieu et chez St Luc, mais il est beaucoup plus complet chez St Matthieu (3 chapitres : 5 à 7 ; chez St Luc, un demi‑chapitre : 6/20‑49). Le choix de St Luc est lié à la logique du lectionnaire byzantin1. De plus, la péricope est mal faite : il faudrait commencer au verset 27, car c’est là où débute l’enseignement du Christ sur l’amour des ennemis. Il faut ajouter que la chronologie des évènements est difficile à comprendre chez St Luc2 : nous allons donc nous en tenir à celle de St Matthieu.
Le Seigneur, conformément à l’ordre de Son Père, sort de Son silence vers 30 ans et se rend d’abord auprès de Jean pour y être baptisé et être ainsi révélé comme Messie. Puis Il est tenté par Satan, dont Il triomphe, en tant qu’homme. Il rentre ensuite à Nazareth, où Il n’est pas reçu comme Messie : Il part alors s’installer définitivement à Capharnaüm, au Nord de la mer de Galilée. Là, il appelle Ses disciples et commence à prêcher et à guérir. Il devient rapidement célèbre. A partir du moment où il y a un peuple pour l’écouter3, le Seigneur fait Son grand discours‑programme, Son discours inaugural. Pour ce faire, Il monte sur une montagne4 avec Ses disciples et les foules qui Le suivent, ce qui a déjà, en soi, un sens spirituel : Il élève les hommes vers Dieu. Arrivé au sommet, Il s’assied (le cosmos est la « chaire » de Dieu : le Christ est le Verbe du père, le Didascale divin, le Maître), entouré de Ses disciples et de la foule derrière eux. Et là, Il enseigne.
Ce discours est extrêmement long (il dure probablement toute une journée) et difficile, car il contient tout l’enseignement chrétien. Mais il faut bien comprendre qu’il n’est pas un code moral : il s’agit d’un enseignement purement spirituel, une initiation, qui a pour but de nous rendre parfaits comme Dieu est parfait5. Il s’agit de la nouvelle Loi. L’ancienne loi (synthétisée dans le Décalogue) avait pour but de rendre les hommes moins mauvais, comme le dit St Paul ; la nouvelle Loi, celle des Béatitudes, a pour but de les amener à la ressemblance à Dieu, c’est‑à‑dire à la sainteté. D’ailleurs le Christ y fait allusion, lorsqu’Il dit : « Vous avez entendu qu’il a été dit …[dans la Torah], mais Moi, je vous dis… » [Moi, le verbe de Dieu, le Logos qui révèle les pensées du Père]. Ce n’est plus Moïse qui parle, c’est Dieu lui‑même.
Le discours commence par les Béatitudes, qui sont l’échelle de la sainteté, puis il aborde successivement tous les aspects de la vie spirituelle, personnelle et communautaire6, en nous révélant un grand nombre de critères de discernement des esprits. Le « chapitre » sur l’amour des ennemis se situe vers le milieu du discours inaugural. Il est le passage le plus difficile, mais pas le seul difficile (cf. : tendre aussi la joue gauche si on est frappé sur la droite,…laisser prendre non seulement sa tunique mais aussi son manteau,….être passible de l’enfer si on dit fou à son frère,…7). Il faut toujours garder présent à l’esprit que le Seigneur veut faire de nous des dieux, nous initier à la vie divine : sinon, cet enseignement est incompréhensible.
Comme Il le fait de nombreuses fois dans ce discours, le Christ part de l’Ancien Testament pour proclamer le Nouveau Testament : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais Moi Je vous dis : aimez‑vos ennemis » (Mt 5/43‑44), ce qui provoque certainement un choc terrible chez Ses auditeurs. Puis Il explicite ce qu’Il vient d’énoncer en tant que logion , parole de Dieu.
Et, selon Sa pédagogie, il part d’abord de remarques de bon sens, compréhensibles par tous : si vous aimez vos amis, si vous faites du bien à ceux qui vous en font…, qu’est‑ce que cela a d’extraordinaire : pourquoi vous en saurait‑on gré ? Même les pécheurs et les méchants font de même. C’est irrécusable. Puis Il élève un peu le débat : faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fasse. Aucun homme ne voudrait qu’on lui fasse du mal : alors n’en faites pas aux autres. Puis il atteint le sommet en faisant référence à Dieu le Père : vous êtes méchants, mauvais et pervers, et pourtant, votre Père céleste vous donne du soleil et de la pluie, aux bons comme aux mauvais. Là, on atteint un sommet spirituel. Cela signifie : votre Père Dieu n’agit pas en fonction de vos comportements, Il n’est pas conditionné par vous, il est bon en Lui‑même, libre et impassible. S’il n’était pas miséricordieux, plus rien n’existerait sur la terre, la création aurait cessé d’être. Ressemblez‑lui, faites comme Lui. Il faut remarquer que le Christ, ici, ne justifie pas l’iniquité. Et par ailleurs, il n’a pas dit qu’il n’y aurait pas de jugement. Il nous indique un comportement par rapport à nous‑même : ne pas se laisser vaincre par le mal.
Maintenant, il nous faut entrer dans le contenu des mots, dans leur sens profond. « Aimez vos ennemis » comporte deux termes : aimer et ennemis. Ennemi : on entend parfois dire : je n’ai pas d’ennemi. C’est une ineptie, car cela ne dépend pas de nous. Si je me comporte iniquement vis‑à‑vis d’une personne et qu’elle me déteste, j’aurai un ennemi, mais j’en porterai la responsabilité. Effectivement on peut très facilement éviter cela. Mais chaque fois que l’on fait un pas vers Dieu, on rencontre des ennemis : les démons. Et cela existe aussi parmi les hommes : tout comportement honnête, bon, désintéressé, suscite en général de la jalousie, de la haine, de la calomnie. Dans ce cas, les ennemis ne dépendent pas de nous. Il ne faut pas avoir une vision romantique ou sentimentale : tout spirituel rencontre des ennemis. Le Christ a eu beaucoup d’ennemis et il en a toujours : ils sont ennemis de Lui sans raison.
Aimer : que veut dire réellement aimer ? Prenons un exemple, l’exemple parfait du Christ. Le Christ, Fils de Dieu, est amour, car « Dieu est amour » (1 Jn 4/8). Et Sa nature humaine est pleinement conforme à Sa nature divine. Pourtant si l’on regarde bien Sa vie terrestre et Son enseignement, dans de nombreux cas il s’est montré ferme, sévère, pour ne pas dire dur : Il a donné des règles d’exclusion (lors de la reprise fraternelle de quelqu’un), de divorce (en cas d’adultère), et a repris très sévèrement, même Ses disciples. Prenons un cas parmi d’autres : lorsque Pierre Le réprimande, après la première annonce de la passion (Mt 16/22‑23), le Christ lui répond : « Passe derrière Moi, Satan… ». Pourtant le Christ n’aime‑t‑Il pas pierre ? Si, Il l’a toujours aimé. Cela signifie que nous devons dépouiller le terme aimer de ses acceptions sentimentale, psychologique et romantique. Aimer ne signifie pas que « tout le monde soit beau et gentil », et qu’on ne voit pas le mal. Aimer a beaucoup d’acceptions différentes (en grec, il y a plusieurs verbes pour exprimer l’amour, contrairement au français). Ce terme veut surtout dire : faire du bien, donner, se donner. D’ailleurs le Christ l’explicite ainsi : « faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient… » (Lc 6/27‑26). Il n’a pas dit : dites qu’ils sont biens, qu’ils ne font pas de mal, qu’ils ont raison d’être iniques. Nous avons déjà là une clé de compréhension, une approche du mystère.
Mais cela ne suffit pas pour devenir « parfait ». Ce commandement du Christ demeure d’une extrême difficulté, pour ne pas dire impossible. Comment, en effet, peut‑on faire du bien à quelqu’un qui nous injurie, nous calomnie, nous frappe sans raison, ou le fait à une autre personne devant nous ? Je voudrais d’abord donner un conseil spirituel avant d’indiquer ce qui est, selon les Pères, la clé du mystère.
Il faut procéder graduellement et essayer de faire ce qui est possible, en fonction de ses forces. Par exemple : ne pas rendre le mal pour le mal ; c’est difficile, mais possible. Se souvenir qu’une personne inique demeure l’image de Dieu. Penser qu’une personne inique peut avoir des circonstances atténuantes (son histoire, le contexte,…). Se souvenir que, nous aussi, nous avons pu tomber dans une iniquité similaire, ou que nous le pourrions, si Dieu ne nous préservait pas,… Tout cela nous aidera à prendre du recul par rapport aux réactions immédiates et instinctives et à nous approcher de la compréhension profonde de ce commandement. Cela nous permettra déjà de mettre en pratique deux des commandements du Christ : « bénissez ceux qui vous maudissent » et « priez pour vos ennemis » : c’est difficile, mais faisable.
Mais il faut aller plus loin et les Pères, en particulier St Silouane de l’Athos8, nous y aident. Le fait même de pouvoir manifester de l’amour à un être inique, abject et mauvais, est purement divin. Nous pouvons nous préparer, avancer, progresser vers cet accomplissement, mais nous ne pouvons pas franchir l’ultime échelon par nos propres forces. Seul Dieu peut le faire en nous : seul le Saint‑Esprit peut accomplir cela en nous. St Silouane, qui a eu l’expérience spirituelle de l’Enfer éternel et qui a dû vivre pendant des années en compagnie des démons, c’est‑à‑dire des plus grands ennemis de l’Homme, apporte un témoignage capital : il dit que l’amour des ennemis est le seul critère incontestable de la présence du Saint‑Esprit dans une personne. Je voudrais illustrer cet apophtegme par une histoire vraie. Pendant la Révolution bolchévique, les chrétiens – et en particulier le clergé – étaient arrêtés en masse et souvent exécutés sommairement. Un évêque orthodoxe fut arrêté par la sinistre Tchéka et emmené devant un commissaire politique. Il entra en lui‑même et dit à Dieu : Seigneur, comment puis‑je aimer cet homme ? Il fut alors rempli du Saint‑Esprit, qui, en lui, rayonna d’amour pour cet ennemi de Dieu. Le commissaire politique ne put pas supporter cette puissance d’amour ; il lui dit : fous le camp, et le jeta dehors. L’évêque était sauvé.
J’ai rencontré une fois dans ma vie (et une seule fois) un homme capable d’aimer ses ennemis : j’en fus un témoin oculaire9. Je suis totalement incapable de suivre son exemple, mais cela m’a marqué pour toujours. Dieu m’a montré que c’était possible.
Gloire à Toi, Esprit‑Saint Dieu, Gloire à Toi !
Père Noël TANAZACQ (Paris)
Notes :
1. Le Lectionnaire byzantin, pour le cycle pascal, fait une lecture suivie de l’Evangile de St Matthieu, puis de celui de St Luc, tandis que les lectionnaires occidentaux choisissent les péricopes, en fonction du thème, dans les 4 Evangiles.
2. Les Evangiles sont classés selon leur ordre d’ancienneté, du plus ancien (Mt) au plus récent (Jn), d’après la Tradition, dont les principaux témoins sont St Irénée de Lyon (2e s.) et Eusèbe de Césarée (4e s.). Luc, qui est en fait l’Evangile de Paul, est le plus récent des 3 Synoptiques. Mais Paul n’est pas un « témoin oculaire » : il est un témoin en esprit, car il a reçu une révélation personnelle du Christ, bien après la Pentecôte.
3. St Jean‑Baptiste a prêché « dans le désert » pour signifier l’état spirituel de l’humanité après la chute. Le Christ, Lui, prêche au peuple, à l’humanité, parce qu’Il est venu parmi les hommes pour les sauver. Comme Il le dit Lui‑même : « Tel est le commandement que J’ai reçu de Mon Père » (Jn 10/18).
4. Le Mont des Béatitudes est selon la Tradition, le mont Kurun Hattin, un plateau qui domine la mer de Galilée de 50m, à environ 5 km à l’Ouest de Capharnaüm et 3 km au Nord de Magdala.
5. « Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5/48), ce que le Christ dit précisément en conclusion du passage sur l’amour des ennemis, chez St Matthieu.
6. Vers le milieu de Son discours, au moment où Il aborde le chapitre de la prière, le Christ révèle La prière, le Notre Père.
7. Sans oublier « couper sa main droite ou arracher son œil droit », s’ils sont pour nous « une occasion de chute »(Mt 5/29‑30). Mais ici, on est dans le domaine symbolique : le discours inaugural est non seulement spirituel, mais aussi à fort caractère symbolique.
8. St Silouane de l’Athos (1866‑1938), moine russe du Mont Athos de 1892 à 1938, a expérimenté l’Enfer éternel pendant environ 15 ans. Ses paroles et ses écrits nous sont connus par son disciple, le Père Sophrony.
9. Il s’agit de mon premier évêque, l’Evêque Jean de Saint‑Denis (Eugraph Kovalevsky, 1905‑1970). Je l’ai vu mis en accusation en public par une partie de son clergé en 1966, et il n’a pas ouvert la bouche. Il n’a jamais dit un mot désagréable sur ceux qui l’accablaient et à qui il avait tout donné. 40 ans après sa mort, j’ai pu consulter les archives : dans sa correspondance ultime avec son Archevêque, St Jean de Changhaï, il n’a pas écrit un seul mot désagréable, pas un mot de jugement ou de reproche sur ceux qui le détruisaient. Il lui demandait simplement conseil sur la conduite à tenir. Cela n’empêche pas ses détracteurs de continuer à ternir sa mémoire, comme s’il était un malfaiteur.
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