Ajouté le: 18 Novembre 2020 L'heure: 15:14

Le mystère de la vie – la phénoménologie et les myopies de la science

Souvent, dans les situations où nous rencontrons des choses ou des phénomènes que nous n’arrivons pas à comprendre, nous dirigeons nos attentes vers la guilde des chercheurs – des gens habitués à passer longtemps dans le laboratoire, concentrant leur attention sur un petit phénomène. On considère, et parfois à juste titre, que ceux qui oeuvrent d’une manière honnête dans le champ de la science sont les plus à même d’offrir des réponses claires, précises, argumentées, sur ce qui se passe dans le monde environnant.  

Il est vrai que parfois les explications offertes par la science sont assez techniques et difficiles à comprendre, mais elles semblent offrir la certitude qu’un certain phénomène ou une certaine chose du monde qui nous entoure a été pleinement mise en lumière, expliquée. La science offre la plupart du temps des représentations concises, parfois si concentrées qu’elles tiennent en un schéma, qui comprend toute une famille de processus de l’Univers. Ainsi, une multitude de résultats ont assuré le matériel nécessaire pour formuler des explications amples sur une large diversité de phénomènes, portant ici sur des aspects très divers comme la dynamique du monde ou la structure de ce qui le compose.

Pourtant, parmi les zones qui se trouvent sur l’agenda de travail des chercheurs, la vie a un statut spécial. D’un côté, elle détient une place distincte parmi les préoccupations scientifiques, justement parce que les organismes vivants, que nous incluons d’habitude dans ce que nous appelons vie, présentent des caractéristiques particulières. Les êtres vivants ne sont pas des choses, et la sphère de leur existence comprend plus qu’une structure dynamique ou une certaine composition de l’organisme. Les êtres vivants naissent, croissent et arrivent à maturité, élèvent leurs petits et luttent pour survivre, en cherchant la nourriture et en développant tout un comportement d’adaptation au milieu. Plus encore, de nombreuses espèces vivantes vivent en vertu d’un lien caché, invisible mais réel, avec d’autres espèces qui entretiennent leur vie et leur mouvement dans le monde.

D’un autre côté cependant, la vie est un ensemble de phénomènes radicalement différent de ceux que visent les entreprises scientifiques, justement parce que la vie est, en première et en dernière instance, vécue par un sujet conscient. La vie de l’homme est le fondement sur lequel se constituent tous ses autres actes, elle est le plan dans lequel toutes les entreprises humaines, y compris celle de la connaissance, deviennent possibles. Au point où, même si l’on limitait les distinctions entre la vie et les choses à ces deux aspects, on entrevoit déjà une difficulté insurmontable : la vie ne peut être contenue et épuisée dans un effort de connaissance, tant qu’elle est justement celle qui rend cet effort possible.

Les édifices moléculaires et le mystère du sujet personnel

Des questions de ce type ont été affirmées avec beaucoup de conviction dans le champ de la phénoménologie. Il y a des indications concernant une certaine étroitesse des approches scientifiques concernant le monde et la vie, et une impossibilité structurelle à saisir son essence. Le phénoménologue Maurice Merleau ­Ponty écrit en ce sens : « Je ne suis pas le résultat ou le point d’intersection de causalités multiples qui déterminent mon corps ou mon « psychisme », je ne peux pas me penser moi-même comme une partie du monde, comme un simple objet de la biologie, de la psychologie ou de la sociologie, et je ne peux pas non plus fermer sur moi-même l’univers de la science »1. Ailleurs, le même auteur écrit : « On ne pourra jamais expliquer comment la signification et l’intentionnalité pourraient habiter dans des édifices de mollécules ou des amas de cellules [...] une telle tentative serait absurde. Il s’agit simplement de reconnaître que, en qualité d’édifice chimique ou d’assemblage de tissus, le corps est formé par la réduction, partant d’un phénomène primordial [...] du corps perçu, que notre pensée objective investit, mais dont elle ne doit pas postuler l’analyse comme achevée »2. La « soupe indifférenciée » d’énergies, écrit aussi le cosmologue russe Alexei Nesteruk, ne peut avoir une trop grande « pertinence pour la vérité de l’existence », et ne peut pas « remplir les vies de contenu et de signification »3.

Les manques des approches de la phénoménologie

D’autre part cependant, si nous tenons compte des considérations de Michel Henry, nous constatons que le projet phénoménologique – tel qu’il a été abordé par Husserl ou Heidegger –, en tant que chemin de la réflexion pour approfondir le mystère de la vie, ne peut pas non plus saisir la vie. L’être-au-monde sur lequel se porte l’attention de la phénoménologie, écrit Henry, ne concerne pas la vie et ne retient aucunement son essence, qui est justement de s’auto-révéler. D’autre part, dit-il, dans la phénoménologie aussi reste non-éclaircie « la pulsion que l’homme a aussi (...) d’être en possession de lui-même », et donc de pouvoir agir (autónomos)4. En essayant une compréhension plus vaste, Michel Henry voit dans toute l’histoire de la pensée européenne des formes différentes de congédier la vie, de la destituer, en la réduisant au niveau de structures, par une décomposition casuelle, dans des chaînes de processus biochimiques qui renvoient à sa fonctionnalité telle que nous pouvons l’observer dans le champ de recherche de la physique. Par cela, la démarche de « compréhension » de la vie finit dans la confusion. On voit sans distinguer le vivant et l’être montrédans lêtre-au-monde, en constituant le vivant par des formesétrangèresàson essence, venant du territoire des« choses».

Enfin, Michel Henry souligne le fait que même dans la situation où la vie est abordée comme étant le principe métaphysique de l’univers, elle est dépourvue de ce qui lui est constitutif et spécifique, à savoir la « capacité de s’auto-révéler »5. En particulier, il reproche à la phénoménologie d’Heidegger que, dans le fait d’être (d’apparaître) il y a une « effrayante neutralité » qui en vient à asseoir sous la même ombrelle de l’« existence », de manière indistincte, aussi bien les hommes, leurs corps, et les choses du monde. Il va jusqu’à affirmer que, ainsi compris, le fait d’apparaître du monde n’est pas seulement indifférent face à ce qu’il en révèle, mais même incapable d’en offrir l’existence»6.

Les sens de la vie comme auto-révélation – la lecture de michel henry

Des constatations de ce type sont perçues par Michel Henry comme des preuves à l’appui de l’idée que la science et la phénoménologie n’ont pas réussi à aborder la vie d’une manière adéquate. Se concentrant sur les paroles du Christ (« Je suis la Voie, la Vérité et la Vie »), Henry comprend la vie comme une auto-révélation. Il va mettre parmi les auto-révélations tout ce qui appartient à la vie, qui se révèle, et de même ce qu’elle révèle7. Cette manière de comprendre la vie  rend d’une part évident le fait qu’on se concentre sur quelque chose de très éloigné de la sphère des sciences, des préoccupations de la biologie, de la biochimie et des autres domaines de recherche du vivant. D’autre part cependant, dans tout cela on aperçoit aussi le fait que l’impuissance des sciences de surprendre la vie ne vient pas de la méthode cartésienne, de l’approche réductionniste des sciences de la nature, habituée à poursuivre, à mesurer ce qui est visible. Henry met l’impossibilité de surprendre et d’autant plus de saisir la vie, sur le compte de la connaissance ou de l’expérience ouverte vers le monde, de « toute forme d’expérience qui demande et emprunte sa phénoménalité à la phénoménalité du monde »8. Dans le contexte proposé par la phénoménologie, marqué par l’absence de la vie ou par une approche inadéquate de celle-ci, le christianisme, affirme Henry, met en évidence deux thèses fondamentales, d’une nouveauté absolue. Àla différence de la conception grecque, dit Henry, selon laquelle l’homme était plus que la vie, étant défini par la formule d’animal raisonnable (ce que remarquait aussi Heidegger,  parce que la démarche de formation d’une ontologie de la vie se déroule d’une « manière privative »), le christianisme place la vie au-dessus de l’homme. Henry dira ensuite que la vie doit être comprise comme étant plus même que l’homme compris d’une manière adéquate comme vivant9. Ces deux thèses se situeront dans l’attention d’Henry, esquissant en fait ce qui sera compris, dans l’approche phénoménologique de la vie : auto-révélation et Vérité.

La grâce, l’âme et la vie – un lien indissoluble

En fin de compte, l’incongruence entre la vie ressentie d’une manière personnelle et ses mécanismes biologiques – sur le compte desquels on met les tentatives d’explicitation exhaustive de celle-ci, se dévoile d’une manière évidente, si nous prenons en considération l’acception théologique de la vie, nous concentrant donc sur le lien étroit entre la vie et l’âme. Dans la théologie chrétienne, l’homme est devenu un être vivant après que Dieu a soufflé sur lui un souffle de vie (Genèse, 2, 7) C’est pourquoi, « l’âme de chacun des hommes est aussi la vie du corps qu’elle anime... »10, de sorte qu’on peut dire que la vie du corps est comprise en fait comme « oeuvre qui irradie de l’âme »11. Par conséquent, d’un côté, la vie de l’homme, y compris la vie du corps, est intimement reliée à l’âme. D’autre part, il convient de rappeler ici une autre indication essentielle de la théologie : un lien intime entre l’âme et la grâce divine. Ceci parce que le « souffle divin » présent dans l’histoire de la Genèse, indique « un mode de création en vertu duquel l’esprit humain est intimement lié à la grâce », dans le sens que « la grâce de l’Esprit Saint est le principe véritable de notre existence »12. De sorte que, si par le souffle divin l’homme devient être vivant, dans cette dernière acception, la vie est au-delà de ce que peut viser la recherche scientifique.

Le monde – au-delà de la portée des sens

Plus généralement, dans ce bain de la compréhension spirituelle, on peut poser toutes les données du monde, rassemblées dans la lecture froide, objectivisante de la science. Cette situation suggère, en un sens, un fait véhiculé dans la cosmologie, à savoir que toute la beauté mathématique du monde physique, que la science met en valeur à la suite des symétries diverses découvertes dans ses phénomènes et ses lois, mais aussi dans les structures les plus profondes de la matière, proviendrait de la beauté et de l’harmonie existantes au début de l’Univers. Prises dans un sens restreint, des considérations de ce type ne couvrent qu’une partie de la réalité et se réfèrent surtout au monde reconfiguré après le péché. En ce sens, l’exemple des saints est significatif. Leur vie, avec l’aide de la grâce, ne se soumet pas complètement aux lois physiques, justement parce qu’ils instaurent par l’esprit, par leur âme sanctifiée par la grâce, un « ordre » différent dans l’ordre de la matière. Dans une perspective théologique, on peut ainsi comprendre les miracles accomplis par les saints, comme par exemple ceux qui sont rapportés dans les textes des apophtegmes, qui montrent que les saints ont des pouvoirs particuliers sur les animaux, ou plus généralement sur le monde environnant.

En poursuivant la communion avec Dieu, les saints spiritualisent la vie du corps, le monde sensible et tout le cosmos, en montrant que ceux-ci sont aussi destinés à la déification. De la sorte, la thermodynamique froide de l’univers physique, mise en valeur par la science, et la vie biologique, telle qu’elle est surprise par les approches objectivisantes, sont transfigurées par l’esprit. Ceci est visible même dans le plan de la vie concrète vécue par les saints. Par une conduite spirituelle, ils arrivent à « capitaliser » la maladie et les souffrances physiques dans un plan des fruits spirituels, en faisant fructifier spirituellement les souffrances physiques. La vieillesse signifie, dans le cas des saints, l’absence des passions et beaucoup de sagesse, et les impuissances sont ressenties comme des étapes préliminaires pour la séparation de ce monde. Enfin, la mort qui clôt cette vie terrestre éphémère est comprise comme un passage vers la vie non-éphémère et plénière, vers la vie éternelle.

Dans la vie des saints, on observe la manière dont « l’humain est capable, par la purification des passions, de devenir le milieu de manifestation du divin », car « l’humain a été élevé dans le Christ à un niveau de défication maximale, ou de pénétration par le divin, sans arrêter d’être humain », et « le divin est tel qu’il peut se manifester dans l’humain purifié »13, de sorte que le plan divin arrive à imprimer, dans l’humain purifié, d’autres lois dans la matière du monde sensible et dans la dynamique du cosmos entier !

La connaissance comme vie en communion

La plénitude de la connaissance est vie aimante et amour vivant, expérimentés dans la communion, dans une relation interpersonnelle. Dieu, écrit Saint Maxime le Confesseur, « accorde aux gens pieux la foi en Son existence, plus fondéeque toute démonstration. Car la foi est une connaissance vraie fondée sur des principes qui ne peuvent être démontrés, puisque c’est le fondement de ce qui est au-dessus de l’esprit et de la raison ».14

Même la connaissance de l’humain par le divin et la connaissance du divin par l’humain sont vie, vécue cette fois dans le Christ, Dieu et homme, dans la communion de l’amour. Ceci parce que l’accomplissement de la connaissance de l’humain par le divin et du divin par l’humain se trouve dans le Christ, Qui aime parfaitement Dieu en tant qu’homme et en tant que Dieu aime parfaitement l’homme. « Dans le Christ, écrit le père Dumitru Stăniloae, Dieu connaît la nature humaine et celle-ci connaît Dieu, à un niveau auquel aucun d’entre nous ne connaîtra jamais Dieu, parce qu’Il aime Dieu à un niveau adéquat ; et Dieu goûte l’amour de la nature humaine et donc la connaît à son niveau maximal de réalisation. Et dans le Christ, Dieu connaît l’humanité de tous à son niveau maximal, par sa participation totale à Sa vie, et Dieu la connaît grâce à Sa participation maximale à la vie humaine ». (...) Dans le Christ, Dieu connaît l’humain comme Soi-même, car Il est aussi homme, et l’humain connaît Dieu comme soi-même, car le même est Dieu »15.

Enfin, en suivant la réflexion du père Dumitru Stăniloae, nous voyons que, dans ce double accomplissement de la connaissance du divin par l’humain et de l’humain par le divin dans le Christ, on entrevoit aussi le fait qu’en Lui est donnée la possibilité que l’homme se connaisse également lui-même et ses semblables et qu’il s’avance aussi dans la connaissance et l’expérience de la présence de Dieu. Parce que tout ceci s’accomplit à mesure que l’homme s’avance dans le chemin de son union avec le Christ. Sur ce chemin, écrit le père Dumitru Stăniloae, chaque homme s’avance vers le niveau auquel il arrivera à connaître son prochain comme soi-même, puisqu’il va l’aimer comme soi-même. Ceci parce que le Christ, le Fils de Dieu et homme parfait, « ne met aucune limite à Son amour envers toute l’humanité qu’il tient comme Sa propre humanité ; et en Lui, comme hypostase ouverte à tous, tous peuvent s’aimer et se connaître comme eux-mêmes »16.

Diacre Adrian Sorin Mihalache

Notes :


1. Maurice Merleau-Ponty, Fenomenologia percepţiei [La phénoménologie de la perception], Éditions Aion, Oradea, 1999, p. 6.
2. Michel Henry, Eu sunt Adevărul : pentru o filosofie a creştinismului [Je suis la Vérité : pour une philosophie du christianisme], Éditions Deisis, Sibiu, 2003 p. 415.
3. Alexei Nesteruk, Universul în comuniune [L’univers en communion], Éditions Curtea veche, Bucureşti, 2010, p. 379.
4Eu sunt Adevărul [Je suis la Vérité]..., p. 93.
5Ibidem, p. 95.
6Eu sunt Adevărul [Je suis la Vérité]..., p. 75.
7Eu sunt Adevărul [Je suis la Vérité]..., p. 71.
8Eu sunt Adevărul [Je suis la Vérité]..., p. 85.
9Cf.Eu sunt Adevărul [Je suis la Vérité]..., p. 96.
10. GrégoirePalamas, O sută cincizeci de capete despre cunoştinţa naturală, despre cunoaşterea lui Dumnezeu, despre viaţa morală şi despre făptuire [Cent cinquante chapitres sur la connaissance naturelle, la connaissance de Dieu, la vie morale et l’action], in Filocalia [Philocalie], vol. 7, Éditions Humanitas, Bucarest, 1997, cap. 32, p. 437.
11. Cf.Dumitru Stăniloae, note 23, in Ibidem, pp. 437-438.
12. Vladimir Lossky,Théologie Dogmatique, în rev. Messager, 1964, pp. 225-226, Apud. Pr. Dumitru Stăniloae, Teologia Dogmatică Ortodoxă [La théologie dogmatique orthodoxe], vol. I, p. 268.
13. Pr. Dumitru Stăniloae, Teologia Dogmatică Ortodoxă [La théologie dogmatique orthodoxe], vol. I, p. 146.
14. St. Maxime le Confesseur, “Capete gnostice” [Chapitres gnostiques], in Filocalia [Philocalie], p. 130, Éditions Humanitas, 1999.
15. Pr. Dumitru Stăniloae, Teologia dogmatică ortodoxă [La théologie dogmatique orthodoxe], vol. I., pp. 167-168.
16. Pr. Dumitru Stăniloae, Teologia Dogmatică Ortodoxă [La théologie dogmatique orthodoxe], vol. I, p. 168.

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