Ajouté le: 1 Juillet 2020 L'heure: 15:14

Déplacer les montagnes de l’enlisement intérieur

« Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. » (1 Jn 3, 14)

« Je vous le dis en vérité, si quelqu’un dit à cette montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, et s’il ne doute point en son cœur, mais croit que ce qu’il dit arrive, il le verra s’accomplir » (Mc 11, 23). 

« Je vous le dis en vérité, si quelqu’un dit à cette montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, et s’il ne doute point en son cœur, mais croit que ce qu’il dit arrive, il le verra s’accomplir » (Mc 11, 23). 

Le Seigneur nous interpelle par cette parole dans notre foi et dans notre être le plus profond par rapport à notre relation à Dieu et à nous même. Puis Il dit encore : 

« Je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle se transporterait ; rien ne vous serait impossible. » (Mt 17, 20)

Quel intérêt y aurait-il, après que Dieu eut placé sur terre de telles splendeurs, à les jeter dans la mer, à les détruire ? Cela serait absurde. Or ce sont bien les montagnes qui se construisent au fil des jours et s’élèvent entre les hommes qu’il faudrait jeter à la mer, qu’il faudrait faire disparaître. Ces montagnes sont tout ce que nous amassons dans nos cœurs – les jalousies, les jugements, les haines, l’orgueil, les préjugés, les mauvais désirs, les mauvaises pensées, mais aussi nos caractères et nos actes et d’autres choses encore. Toutes ces entraves se tapissent en nous peu à peu, et si elles ne sont pas rejetées, effacées au jour le jour avec l’aide de la grâce de l’Esprit Saint, elles se dressent telle une montagne nous séparant. Dès lors, plus aucune entente ne peut être élaborée entre nous, car ces montagnes nous font ne plus nous voir les uns les autres, ne plus nous identifier les uns les autres dans nos vérités de foi et de relation à Dieu, mais plutôt selon ce que nous avons pu, de manière subjective, amasser dans nos cœurs, devenus montagnes d’impuissance.

La foi que le Seigneur nous appelle à avoir consiste à croire qu’à n’importe quel instant ces montagnes qui nous séparent peuvent être démolies. Mais lorsqu’elles sont trop élevées, notre cœur se met à tourbillonner et nous ne parvenons plus à croire. C’est alors que surgissent des ruptures qui s’avéreront irrémédiables, inguérissables. 

De même que dans notre organisme l’accumulation de tout ce que nous amassons – les graisses, les toxines, par la nourriture, la boisson, et plus récemment par le stress – provoque des ruptures irrémédiables, bouche nos artères, nos veines, provoque des infarctus et toutes sortes de maux, c’est de la même manière que se produisent les ruptures entre nous, les humains. Et là, seul le Seigneur peut intervenir par Son pardon qu’Il nous invite nous aussi à donner sans mesure aux autres et à nous-même. « Pierre s’approcha de Jésus et lui demanda : « Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère s’il fait ce qui est mal envers moi ? jusqu’à sept fois ? » – « Non, dit Jésus, je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. » (Mt 18, 21-22)

Il nous provoque : avez-vous la foi ? Avez-vous en vous le peu de foi qui vous permettrait de déplacer ces montagnes ? Il n’en est rien, car aujourd’hui nous les déplaçons, certes, mais demain nous les remettrons à leur place. Oui, moi je les ai jetées, mais regarde l’autre, il n’a pas changé… Ce n’est plus possible ! Je ne peux plus supporter cela, c’est fini, pour moi l’autre est ainsi ! Mais j’ignore qu’à mon tour je suis identique pour l’autre, et qu’à son tour, l’autre pour qui je le suis l’est également pour un troisième, et il se forme ainsi toute une chaîne dans laquelle seule la foi peut opérer la guérison de ce relationnel entre les êtres humains. La foi dans le fait que Dieu change l’autre, comme la foi dans le fait que Dieu me change aussi moi-même, car « insister pour que les autres deviennent bons n’est qu’une manière de nous mettre en avant, souligne Saint Porphyre. En réalité, c’est nous qui devrions devenir bons, mais, comme cela ne nous est pas possible, nous l’exigeons des autres et insistons sur ce point. Aussi, alors que tout peut être réparé par la prière, nous nous en affligeons, en sommes exaspérés, et en accusons les autres »1. Et Saint Dorothée d’écrire : « Ceux qui veulent être sauvés ne s’occupent pas des défauts du prochain, mais toujours de leurs propres défauts, et ainsi ils progressent. Tel était ce moine qui, voyant son frère pécher, disait en gémissant : Malheur à moi ! Aujourd’hui lui, sûrement moi demain ! […] Vous voyez la lumière de cette âme divine. Non seulement elle a pu s’abstenir de juger le prochain, mais elle s’est tenue pour inférieure à lui »2.

En tout cela, le jeûne et la prière nous viennent en aide. En effet, dans le jeûne et la prière – surtout dans la prière – nous réalisons que nous sommes comme les autres. Il se découvre soudainement à moi, comme par miracle, le fait que je suis semblable à celui que je vois, évalue et condamne souvent. « Pourquoi ne pas pardonner à l’autre quand, moi-même, je me sens plein de péchés ? », s’interroge le Père Dumitru Staniloae3. Dès lors, il m’est bien plus aisé d’échapper à tout ce que j’ai amassé. Car le Seigneur dit : « Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes » (Mt 6, 14-15). « Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui frappe » (Mt 7, 7-8). Que demander de plus que cela ? 

Souvent nous attendons d’atteindre la cible au premier tir. Mais Dieu n’exauce pas toujours toutes nos prières, car elles sont parfois mauvaises ! Seigneur, punis-le, car regarde quel mal il m’a fait ! Et nous parvenons à amasser dans notre cœur contre notre frère énormément d’arguments que nous passons tout notre temps à empiler sur un rapport qui s’appelle vengeance. Or ces arguments élèvent entre nous des montagnes. Et c’est ainsi que nous amoncelons des montagnes d’arguments qu’une foi fébrile ne peut plus déplacer. Il nous faut alors la foi que le Christ peut pardonner, effacer : pas seulement chez l’autre ! Il ne va pas changer l’autre ni son caractère, mais Il peut me changer moi‑même, car le but final de n’importe quelle relation humaine sur cette terre, c’est de souhaiter le bien à l’autre, désirer son salut tout comme nous désirons le nôtre, car « l’amour ne tolère pas la perte de quelqu’un d’aimé. On peut aller jusqu’à l’injustice pour cacher le péché de quelqu’un que l’on aime, parce qu’on ne veut pas que cette personne subisse les conséquences de ce qu’elle a fait. On désire plutôt son repentir, son retour »4

N’enchaînons pas notre cœur, ne l’asservissons à rien quand bien même cela nous serait très ardu et délicat, même si nous sommes très durement touchés dans notre vie quotidienne, dans nos relations, si nous sommes meurtris, trahis – car nous nous trahissons très facilement les uns les autres. Nous savons ce qu’est la trahison. Elle consiste à aller voir quelqu’un et à parler d’une troisième personne qui n’est pas présente. C’est cela la trahison. Pourquoi peut‑on appeler cela trahison ? Puisqu’il est possible que nous ayons connaissance de mauvaises actions de quelqu’un, vues par nous-même ou entendues des autres, et quand je les dévoile à un troisième, j’ai trahi celui qui n’est pas présent et à qui j’aurais dû pardonner. Sauf si j’en dis du bien. Mais dans n’importe quelle autre situation, si nous parlons d’une personne qui n’est pas présente, nous avons trahi cette personne, et nous la jugeons devant les hommes mais aussi devant Dieu. Étant absente, elle ne peut se défendre, et c’est alors que tu peux être en situation de mentir, ou d’ignorer l’intention de la personne. Ainsi Saint Maxime nous exhorte-t-il : « Ne tends pas l’oreille à ce que dit la langue du calomniateur, et que ta langue ne parle pas à l’oreille de celui qui aime dire du mal. Ne prends pas plaisir à parler contre ton prochain ni à écouter ce qu’on dit contre lui, afin de ne pas déchoir de l’amour divin et de ne pas être trouvé étranger à la vie éternelle »5.

Si nous, les chrétiens, nous habituions à ne pas condamner ou juger les autres, les tribunaux n’auraient pas autant de succès, les juges n’auraient pas autant de pouvoir et ce monde ne serait pas si injuste, car jamais le mal n’irait plus loin, ni notre vision du mal chez l’autre. Nous voyons aujourd’hui au niveau médiatique, social, national, universel même, quel impact peut avoir une mauvaise parole sur quelqu’un et combien cela peut détruire une personne, un peuple ou même des peuples entiers. Mais n’allons pas jusque-là, restons-en à la relation immédiate qui secoue si profondément notre vie quotidienne, notre vie de famille, notre vie communautaire : nous sommes tous encerclés par ce virus du jugement de notre frère. 

Voyez comme nous nous protégeons du virus : que de publicité, que d’encre sur les écrans ont pu couler en ces derniers temps, que de discussions et de débats au sujet de ce virus et de la manière de nous en protéger… Mais les autres virus n’intéressent personne. Or nous en sommes tous contaminés : dans nos familles, nous serions capables de nous égorger les uns les autres, seulement pour des intentions, ou pire ! nous rompons les familles, purement et simplement, pour des impressions, ou même parfois pour de loyaux motifs, mais on ne peut plus guérir. La seule possibilité pour guérir est de porter l’autre – qui n’est pas encore parvenu à notre compréhension –, le porter dans notre cœur et supporter tout ce qu’il peut nous faire. C’est une chose très difficile ! Mais Saint Isaac nous en indique la démarche : « Quand tu veux exhorter quelqu’un au bien, accorde du repos à son corps, puis honore-le d’une parole pleine de charité. Rien n’incite autant l’homme à avoir honte de lui-même et à s’améliorer, que de recevoir de toi les biens du corps et de se voir honoré par toi »6.

C’est comme cela dans n’importe quel groupe humain : en famille, en communauté, au travail, au monastère… Partout nous sommes encerclés de « nouveaux virus spirituels » alors que nous sommes déjà infectés. Et voilà que le Seigneur nous provoque : Tu veux être pardonné ? Pardonne ! Tu veux que tout te soit effacé ? Efface tout toi d’abord ! Frappe, cherche, fais, crie vers Dieu et Il t’écoutera, jusqu’au bout, Il t’écoutera. C’est une grande provocation pour nous, les chrétiens. Nous avons l’impression d’être les meilleurs, de ne jamais commettre de fautes, il nous semble que seul l’autre fait des erreurs et qu’il est à la tête de tous les maux. C’est toujours l’autre. « Qu’est-ce que je cherche en jugeant mon frère ? Tant que je ne le verrai pas comme le Seigneur le voit, tout sera faux. Commencez par cette prière, par l’idée d’être obéissant, de ne pas juger vos frères. Commencez par ce désir de servir les autres avec amour, comme Silouane, qui demandait, les jours de fête, de pouvoir servir au réfectoire des centaines de moines. Il était si heureux de voir combien le Christ aimait ces gens-là, ces enfants de Dieu. Il les servait avec beaucoup d’amour. Accomplis dans cet esprit, les travaux de la vie quotidienne peuvent devenir une nourriture spirituelle très agréable. Le soir, grâce à cette attitude de service, votre cœur sera très doux, vous pleurerez devant Dieu pour vos propres défauts, pour votre manque d’amour »7

Il serait bon de chercher à devenir chacun d’entre nous des « montagnes de paix et d’amour » pour nos proches, pour arriver à muter par notre foi les montagnes qui obstruent la vision du Seigneur Crucifié sur nous que nous devons suivre en tout. Un récit monastique parle d’un « ermite plein de discernement désirant habiter aux Kellia et ne [trouvant] pas sur le moment une cellule. Or il y avait à cet endroit un ancien qui avait une cellule isolée où il demeurait. Il l’appela et lui dit : « Habite ici en cet endroit tant que tu n’auras pas trouvé une cellule », puis il s’en alla. Des gens vinrent visiter l’ermite comme l’on va auprès d’un étranger pour en tirer profit, et il les accueillait. L’ancien qui lui avait donné la cellule commença à le jalouser et à médire de lui : « Moi, disait-il, j’ai vécu ici de nombreuses années dans une grande ascèse et personne ne vient chez moi. Celui-là n’est ici que depuis quelques jours et combien vont à lui ! » Il dit à son disciple : « Va lui dire : Éloigne-toi d’ici car j’ai besoin de la cellule ». Le disciple alla lui dire : « Mon abba te demande comment tu vas ». L’ermite lui répondit : « Qu’il prie pour moi, car j’ai mal à l’estomac ». En rentrant le frère dit à l’ancien : « Il dit : J’ai une cellule en vue et je l’en vais ». Deux jours après, l’ancien lui fit dire : « Si tu ne t’éloignes pas, je viens avec un bâton et je te chasse ». Arrivé chez l’ermite le frère lui dit : « Mon abba a appris que tu étais malade. Il s’en afflige beaucoup et m’envoie prendre de tes nouvelles ». L’autre lui dit : « Dis-lui que je vais mieux grâce à ses prières ». Il alla donc dire à l’ancien : « Attends jusqu’à dimanche et je m’en vais, par la volonté de Dieu ». Le dimanche arriva et l’ermite ne s’en allait pas. L’ancien prit un bâton et partit pour le battre et le chasser. Son disciple lui dit : « Je pars en avant de peur que des frères ne se trouvent là-bas et ne soient scandalisés ». Il partit donc en courant et dit à l’ermite : « Mon abba vient te réconforter et t’emmener dans sa cellule ». En apprenant la charité de l’ancien, l’ermite sortit à sa rencontre et, se prosternant de loin devant lui, il dit : « Je viens vers ta sainteté, Père, ne te fatigue pas ». Alors Dieu, qui voyait la façon de faire du jeune moine, toucha le cœur de son abba qui jeta le bâton et courut embrasser l’ermite. Il l’embrassa donc et l’emmena dans la cellule comme s’il n’avait rien dit. L’ancien dit à son disciple : « Tu ne lui as rien dit de ce que je t’avais dit ? » – « Non », répondit l’autre. L’ancien en fut tout heureux. Il comprit que ceci était dû à la jalousie de l’ennemi et laissa l’ermite en paix. Puis il tomba aux pieds de son disciple et lui dit : « C’est toi qui es mon père et moi ton disciple, car nos âmes à nous deux ont été sauvées par ta façon de faire »8. Tout ce qui pouvait dresser une montagne entre les deux anciens a été détourné par le discernement d’un troisième. 

Soyons attentifs à notre relation avec notre frère, car elle est salutaire. « Garde-toi de prendre à la légère la perte de l’amour spirituel, nous dit Saint Maxime, car pour les hommes il n’est pas d’autre voie de salut »9. Sans notre frère, il n’y a pas de salut.

† Le Métropolite Joseph

Notes :

 

1. Saint Porphyre, Vie et paroles, « Sur l’amour du prochain ».
2. Saint Dorothée de Gaza, Œuvres spirituelles, 6.
3. Ose comprendre que Je t’aime.
4. Hiéromoine Raphaël (Noica), Bussy, octobre 2001.
5. Saint Maxime le Confesseur, Centuries sur l’amour, 1, 57-60.
6. Saint Isaac le Syrien, Discours ascétiques, 73, 42.
7. Archimandrite Sophrony, De vie et d’Esprit.
8. Apophtegmes des Pères du désert.
9. Saint Maxime le Confesseur, Centuries sur l’amour, 4, 25.

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