Qu’il soit crucifie ! Mt. 27, 23 (II)

publicat in Le monde intérieur pe 12 Mai 2012, 11:28

« Ignorez‑vous que nous tous qui avons été baptisés en Christ - Jésus, c’est en sa mort que nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui dans la mort par le baptême, afin que comme Christ est ressuscité d’entre les morts par la gloire du Père, de même nous aussi nous marchions en nouveauté de vie. En effet, si nous sommes devenus une seule plante avec lui par la conformité à sa mort,  nous le serons aussi par la conformité à  sa résurrection ; nous savons que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que ce corps de péché soit anéanti, et que nous ne soyons plus les esclaves du péché ; car celui qui est mort est quitte du péché. Or si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui, sachant que le Christ ressuscité d’entre les morts, ne meurt plus ; la mort ne domine plus sur lui. (…) Ainsi vous-mêmes, considérez-vous comme morts au péché, et comme vivants pour Dieu en Christ – Jésus »

Romains 6, 3‑11

La double signification de la croix, en tant qu’instrument de souffrance et de mort, et en tant que voie de salut, conduisant à la résurrection et à la vie éternelle, correspond à la double nature de la créature humaine : l’homme déchu, attaché à ce monde et esclave du péché, et l’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, qui aspire à revenir auprès de son Père. La souffrance et la mort, qui n’ont pas été créées ni voulues par Dieu, sont entrées dans le monde par la chute de l’homme, qui en se séparant de Dieu, source du Bien et de la Vie, a fait pacte avec le mal et avec la mort. C’est cet homme asservi au péché – le vieil homme, selon les termes de Saint Paul – qui doit être crucifié et mourir – « ceux qui sont en Christ-Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs » (Gal. 5, 24) –, tel un homme atteint d’un mal incurable et contagieux, car « tout comme les maladies détruisent et tuent les corps, le péché agit de la même façon sur l’âme » (St. Nectaire d’Egine – « Le soin de l’âme »). Tant que l’homme déchu est vivant en nous, nous serons inévitablement sous la domination de la souffrance et de la mort, comme le sont les malades incurables. La mort de l’homme déchu n’est donc pas une mort mais, bien au contraire, le retour à la vie, de même que lorsqu’un homme guérit de sa maladie : le malade qu’il était va mourir en même temps que le mal dont il était atteint, pour que puisse revenir à la vie l’homme en bonne santé.

La mort de l’homme déchu, c’est la mort du péché, et la mort du péché, c’est la mort de la mort : « Lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité, alors s’accomplira la parole qui est écrite : « La mort a été engloutie dans la victoire. » « O mort, où est ta victoire ? O mort où est ton aiguillon ? » (I Cor. 15, 54-55).

La croix représente par conséquent à la fois un principe de division et d’opposition – haut et bas, gauche et droite, terre et ciel, vie et mort –, et la disparition de ces oppositions dans son point central vers lequel convergent ses quatre branches. Ce point d’intersection permet en effet la réunion et la coexistence des contraires, ce que l’historien des religion Mircea Eliade appelle coïncidentia oppositorum – la coïncidence des opposés: « Un point où le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement » (M. Eliade –« L’Epreuve du labyrinthe. ») Ce point central qui réunit tout ce qui était divisé – le ciel et la terre, le corps et l’âme, la volonté de l’homme et la volonté de Dieu – est la personne du Christ. Par sa mort sur la croix et sa résurrection, le Christ a rétabli l’unité primordiale entre l’homme et Dieu, et entre ce monde-ci et le royaume des Cieux : « Car c’est lui notre paix, lui qui des deux n’en a fait qu’un, en détruisant le mur de séparation, l’inimitié (…),  pour créer en sa personne, avec les deux, un seul homme nouveau en faisant la paix, et pour les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul corps par sa croix, sur laquelle il a fait mourir l’inimitié » (Ephésiens 2, 14-16). Ainsi la croix, en tant que coexistence et réconciliation des contraires, représente la plus haute et parfaite forme d’amour, l’amour des ennemis, et l’amour des ennemis, c’est le retour au jardin de l’Eden, où la division, la discorde, la souffrance et la mort, n’existent pas, car elles n’ont pas été faites par Dieu, dont la Création ne pouvait contenir rien de mal : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait et voici, cela était très bon » (Ge. 1, 31).

Considérée sur le plan horizontal, la croix désigne les quatre points cardinaux, et représente par conséquent la totalité du monde terrestre. Privée de sa dimension verticale, notre existence en ce monde est sans issue, et nous conduira inévitablement à la mort, de même que le supplice de la croix, avant la résurrection du Christ, qui par sa mort a vaincu la mort. Ce monde est donc lui-même une croix sur laquelle tout homme est crucifié au moment même de sa naissance. Personne ne peut éviter cette croix, puisque depuis la chute d’Adam, elle fait partie intégrante de la condition humaine. Mais il y a deux manières de porter sa croix : avec le Christ ressuscité, ou sans Lui, ainsi que les deux larrons qui ont subi le même supplice que Jésus et sont morts comme Lui, mais seul celui qui a cru en Lui a été sauvé : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » (Luc. 23, 43). De la même façon que ces deux brigands, suivant le choix que nous aurons fait de croire ou non à la parole du Christ et de suivre ou non sa voie, notre chemin de croix peut nous conduire soit au royaume des Cieux et à la vie éternelle, soit nous précipiter, à l’heure du Jugement, « dans la fournaise de feu, où il y aura des pleurs et des grincements de dents » (Mt. 13, 50).

Par conséquent, la croix représente aussi un croisement de chemins, inscrit dans la nature même de la créature humaine, partagée entre la chair et l’esprit, entre la Terre et le Ciel, entre la volonté de l’homme déchu et la volonté de Dieu. L’axe horizontal représente la dimension terrestre de notre existence, l’axe vertical, la dimension spirituelle, et les deux, la totalité de la vie et de la nature humaine. De sorte que la croix est une présence constante tout au long de notre existence, puisque l’homme étant à la fois chair et esprit, doit tenir compte de cette double nature à chaque instant, de manière à rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (Mt. 22, 21). La dimension spirituelle de l’homme tend de manière naturelle vers Dieu et vers le royaume des Cieux, mais la dimension horizontale de ce monde et de l’homme de chair, fait obstacle à ce mouvement ascendant. C’est pourquoi « vouloir le bien est à ma portée mais l’accomplir, non. Je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas, voilà ce que je pratique. (…) Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon intelligence et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres » (Rom. 7, 18-23). L’homme déchu étant constamment tiraillé entre les tendances contraires de sa double nature, chacun de nous doit mener ce combat entre l’homme spirituel et l’homme charnel, et choisir de servir l’un ou l’autre : « Nul ne peut servir deux maîtres. Car ou il haïra l’un et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un et il méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon » (Mt. 6, 24). Nos propres forces sont insuffisantes pour remporter la victoire sur l’homme de chair, étant donné que « le démon, ce compagnon de notre argile, se cache en notre corps comme une sorte de ver » (St. Jean Climaque – « L’Echelle Sainte). En effet, « nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang mais contre les principautés, contre les pouvoirs, contre les dominateurs des ténèbres d’ici-bas » (Ephésiens 6, 12). C’est précisément parce que l’homme déchu est trop faible et démuni pour mener tout seul ce combat, que Dieu s’est fait homme et est descendu sur terre pour venir à notre secours : « Dieu, en effet, n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. » (Jean 3, 17).

La croix du Christ rétablit l’alliance entre l’homme et Dieu et devient ainsi dans ce monde-ci une source de vie éternelle, au même titre que l’arbre de vie du jardin de l’Eden : « L’arbre de vie du paradis, est resté au paradis. A sa place, se dresse sur terre l’arbre de la croix. Celui-ci n’a qu’une seule destination : l’homme y goûtera et il sera vivant. Approche-toi, approche tes lèvres et bois à cette source de vie. (…) La vie que donne la croix, tu commenceras à la boire quand tu auras engagé le combat contre les passions. Après chaque victoire sur les passions tu recevras comme une sève vivifiante provenant de la croix porteuse de vie. (…) Se crucifier soi-même est un don merveilleux ! On dirait que l’on perd, mais, en perdant, on gagne ; on dirait que l’on coupe, mais en coupant, on enracine ; on dirait que l’on tue, mais en tuant, on ressuscite. C’est exactement cela la Croix du Christ, qui a terrassé la mort en donnant la vie » (St. Théophane le Reclus – « Trois paroles sur la nécessité de porter sa croix »).

Viorel Ştefăneanu, Paris