Si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien (1 Cor. 13, 2) (I)

publicat in Le monde intérieur pe 10 Novembre 2011, 02:59

« L’esprit divin englobe tout ce qui existe. L’homme en tant qu’hypostase est un principe qui unit la multiplicité de l’être cosmique, capable de contenir la plénitude et de la vie divine et de la vie humaine. La personne ne se définit pas par opposition. Son attitude est une attitude d’amour. L’amour est le contenu le plus profond de son être, l’expression la plus noble de son essence. Dans cet amour réside la ressemblance avec Dieu qui est Amour. (…) Consumé d’amour, l’homme se sent uni à son Dieu bien-aimé. Par cette union, il connaît Dieu, et ainsi amour et connaissance se fondent en un seul acte » 

Père Sophrony, « Sa vie est la mienne » , Ed. Cerf, Paris, 1989 

 

L’amour, au sens christique du terme, n’est pas, à proprement parler,  un sentiment. Les  sentiments comportent  toujours une double face – attirance/répulsion, amour/haine, joie/tristesse, espoir/déception, confiance/découragement etc. – et opèrent un choix en fonction de nos besoins, de nos goûts, de nos désirs, de nos intérêts, de nos idées etc., de sorte que ce qu’on appelle amour est le plus souvent une manière de s’aimer soi-même par personne interposée. Ce que j’attends de l’autre c’est qu’il devienne  mon miroir, de manière à me renvoyer le reflet de ma propre volonté, et si l’autre ne répond pas de manière satisfaisante à cette attente, je cesse de l’aimer et mon soi-disant amour se transforme en colère, rancune,  indifférence ou même haine. Celui qui a aimé et qui n’aime plus, n’a jamais aimé. Nos sentiments sont par nature instables, variables, souvent contradictoires, et soumis à l’usure du temps, car ils viennent du monde et de l’homme de chair, et sont par conséquent aussi limités, imparfaits et périssables que les choses de ce monde. L’amour propre et l’attachement exclusif à notre  propre volonté, sont  tout le contraire de l’amour, car ils nous séparent à la fois du monde et de nos semblables.  Un homme qui n’aime que soi, devient prisonnier de sa propre volonté, et ne trouvera jamais le bonheur et la paix : « Regardez celui qui aime sa volonté propre ; il n’a jamais de paix dans l’âme, et il est toujours insatisfait et mécontent ». (Saint Silouane – « Ecrits »).

Nous appelons,  de manière abusive,  amour, un sentiment qui dérive des besoins et des instincts de l’homme de chair: l’instinct sexuel, l’instinct de possession, l’instinct de protection, de conservation,  de procréation etc.  

L’amour que nous enseigne et qu’incarne le Christ n’est pas un sentiment humain, car il ne vient pas de la chair, ni de ce monde, c’est pourquoi il apparaît aux yeux des incroyants comme étant contraire à la nature et à la raison. Ainsi Nietzsche (« La volonté de puissance ») proclame, avec l’arrogance coutumière de son orgueil satanique, que la foi chrétienne est la morale des esclaves, des vaincus, des faibles et  des impuissants,  mal équipés pour mener le combat de la vie,  donc une  morale contre-nature, car  elle contrevient aux lois de la sélection naturelle qui élimine les êtres faibles  au profit des plus forts.  

A son tour Freud, qui déclare, de manière tout aussi péremptoire qu’ « il n’y a aucune instance au-dessus de la raison » (« L’avenir d’une illusion »), affirme qu’aimer son prochain comme soi-même est un commandement contraire à la raison et à la nature humaine, donc impossible à réaliser : « Pourquoi devrions-nous l’aimer ? En quoi cela nous aiderait-il ? (…) Si j’en aime un autre, il faut qu’il le mérite de quelque façon (…). Il le mérite lorsque, sur des points importants, il est si semblable à moi,  que je peux m’aimer moi-même en lui (…). Or si je dois l’aimer de cet amour universel, uniquement parce qu’il est un être de cette terre, tout comme l’insecte, le ver de terre, la couleuvre, alors, je le crains, il ne lui reviendra qu’un montant d’amour infime et qui ne saurait atteindre ce que, selon le jugement de la raison, je suis fondé à me réserver pour moi-même.  A quoi bon un précepte à l’allure si solennelle, si son accomplissement ne peut se recommander de la raison ? (…) Il y a un second commandement qui me semble encore plus inconcevable et déchaîne en moi une rébellion encore plus véhémente. C’est : Aime tes ennemis ». (…) (S. Freud –« Le malaise dans la culture »).  

Nous voyons l’abîme qui sépare  ces deux manières de concevoir l’amour : selon la raison humaine et les mesures de ce monde, ou selon l’Esprit de Dieu et la parole du Christ, dont le royaume n’est pas de ce monde. Cet amour-là n’est pas un sentiment, car il n’est pas commandé et conditionné par les besoins, les désirs et les instincts de l’homme de chair. Dieu est    Amour et celui qui reçoit cet amour reçoit en même temps l’Être de Dieu. De la même façon, l’amour du Christ c’est sa Personne même et connaître cet amour c’est devenir le même être que le Christ : « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal. 2, 20). L’amour que nous enseigne le Christ, à la fois par la parole et par son propre exemple, n’est donc pas un sentiment, mais une manière d’être dans le monde, une composante ontologique, constitutive de notre personne, de manière à ce que l’amour devienne une fonction aussi naturelle que la respiration et les battements du coeur, qui nous accompagnent partout, à chaque instant, et dont nous oublions l’existence la plupart du temps. De même,  celui qui a reçu le don de cet état d’amour permanent et inconditionnel, qui ne  vient pas de l’homme de chair, ni de ce monde, et ne peut être connu  que par le Saint Esprit, ne sait même pas qu’il aime et ne se demande jamais si l’autre mérite ou non d’être aimé, car l’amour est devenu sa propre nature, toujours la même, quelles que soient les circonstances et les personnes qu’il rencontre. C’est là le sens profond – spirituel et non pas, ou pas seulement, moral –, du commandement : aime ton prochain comme toi-même. Notre amour pour l’autre doit devenir aussi constant et naturel que l’amour pour notre propre personne. En effet, l’amour de soi, n’est pas un sentiment comme les autres, car il ne varie pas en fonction de mes besoins, de mes goûts,  de mes désirs etc. et n’est pas soumis à l’usure du temps, mais fait partie de ma propre nature, au même titre que le visage que je rencontre tous les matins dans la glace. Je ne dis jamais « je t’aime » à cette personne et  je suis sûr qu’elle m’aimera jusqu’à la fin de mes jours, sans contrat de mariage, ni aucune cérémonie solennelle, civile ou religieuse, pour la simple raison que nous sommes un seul et même être. Si je parviens à aimer l’autre comme moi-même, il n’y a plus aucune différence, ni tension, ni conflit possible entre moi et les autres, puisque nous serons tous devenus une seule et même personne : « Aimer c’est vivre pour et en celui que nous aimons, dont la vie devient notre vie. L’amour conduit à l’unité de l’être. Il en est ainsi de la Trinité.(…) L’humanité doit elle aussi devenir une,  selon le modèle de cette  unité (…) : « Qu’ils soient un, comme Toi, Père, Tu es moi, et moi en Toi, qu’ils soient eux aussi en nous » (Jn. 17, 21) ».  « Dans sa source et selon sa nature, l’être de toute l’humanité est un seul être, constitue un seul homme » (Père Sophrony – « Sa vie est la mienne » et « La prière, expérience de l’éternité »).      

Quant au commandement : aimez vos ennemis, il ne fait que renforcer le précédent et élargir  sa sphère à l’infini, de sorte que si l’on arrivait  à le mettre en pratique, nous serions au même instant au paradis !  En effet, si je parviens à aimer comme moi-même tous ceux qui me sont hostiles et tout ce qui vient contrarier ma volonté propre, je n’ai plus d’ennemis du tout, ni aucun désagrément, contrariété ou déception à craindre, puisque, amis ou ennemis, tous les hommes sont moi et toutes les choses, quelles qu’elles soient, arrivent toujours selon ma volonté.  

Aimer les autres comme soi-même, c’est  élargir son être à l’infini et devenir  semblable à Dieu. L’amour infini, c’est l’Etre infini, et l’Etre infini c’est  la liberté infinie.

L’esclave qui aime son maître comme soi-même et accomplit  avec amour la volonté de celui-ci, cesse au même instant d’être un esclave et devient l’égal du maître : « Quand une âme s’est entièrement abandonnée à la volonté de Dieu, le Seigneur Lui-même commence à la guider. L’âme est alors directement instruite par Dieu (…) L’homme qui s’est abandonné à la volonté de Dieu ne craint rien : ni les brigands, ni l’orage, rien. Et quoi qu’il arrive il se dit : « Cela plaît à Dieu » (…) Si l’âme se trouve dans la plénitude de l’amour divin, le monde n’a plus de pouvoir sur elle » (Saint Silouane – « Ecrits »).            

L’amour rétablit la communication et l’unité entre l’homme et Dieu, entre le ciel et la terre  et entre tous les êtres humains unis dans le Saint Esprit, dans ce monde-ci et dans l’au-delà : « Le Saint Esprit est Amour ; cet Amour est répandu dans les âmes de tous les Saints qui demeurent au Ciel, et le même Saint Esprit vit, sur terre, dans les âmes de ceux qui aiment Dieu » (Saint Silouane, op. cit).

(a suivre)

Viorel Ştefăneanu, Paris