De la vigilance ou la garde du cœur

publicat in Varia pe 10 Janvier 2010, 13:15

„Sois le portier de ton cœur, ne laisse entrer aucune pensée sans l’interroger : « es-tu de notre parti ou du parti de l’Adversaire ? » Si c’est une pensée qui vient de Dieu, elle te comblera de joie.” 

Evagre le Pontique

La vigilance ou état d’éveil, identifiée dans le trésor des écrits patristiques à la garde du cœur dans la pureté, est le fondement tout autant que la clef de voûte de la cathédrale intérieure de notre vie spirituelle.

L’exhortation du Seigneur Jésus-Christ aux Apôtres dans l’Evangile de Marc (13, 37) : „Et ce que je vous dis à vous, je le dis à tous : veillez !”, cette exhortation marque de son souffle la recommandation de saint Paul aux chrétiens de Thessalonique : „Tous vous êtes des fils de la lumière, des fils du jour. Nous ne sommes pas de la nuit, des ténèbres. Alors ne nous endormons pas, comme font les autres, mais restons éveillés et sobres (1 Thes. 5, 6-8).

La vigilance de l’intelligence et la sobriété des sentiments sont les deux gardes assurées contre tout subjectivisme et tout sentimentalisme débridés qui attisent dans le cœur un feu de ronces et d’épines, et entravent en nous l’œuvre de l’Esprit-Saint.

Les écrits des Pères nomment indifféremment cette vigilance : „ la garde des pensées, la garde de l’esprit ou de l’intelligence ” et l’assimilent  à „une arme inusable qui protège notre cœur comme un trésor confié”. Les Pères en parlent aussi comme d’„une pierre de fronde des moyens spirituels qui mettent en fuite la bande du mauvais” et comme une sentinelle perpétuelle qui ne dort pas, postée sur la guérite de notre cœur”, pourvu que nous y mettions la persévérance, la constance et l’ardeur nécessaires. Car, semblables aux flux et aux reflux des eaux d’une mer, les passions peuvent nous quitter volontairement pour nous inciter à l’insouciance et ravir aussi soudainement notre âme.

Les Pères grecs expriment cet état de vigilance par le terme de „nepsis” lequel, au sens strict, est l’attitude d’une âme bien éveillée, présente à elle-même et à Dieu, vigilante, attentive à ne pas se laisser surprendre par notre adversaire, le diable, qui cherche à s’introduire dans le cœur au moyen des pensées ou de l’imagination. L’imagination étant une conséquence de la chute, surajoutée à la nature humaine après l’exil de notre premier père - car Adam dans le jardin d’Eden ne disposait pas de « l’imagination », cette faculté que possède l’esprit déchu de se représenter ou de former des images, et le Seigneur Jésus-Christ en est, Lui aussi, dépourvu - il convient de la surveiller étroitement, car Satan ne peut sans elle susciter en nous des pensées ou introduire dans notre cœur un esprit de mensonge.

Saint Nicéphore le Solitaire, moine du Mont Athos au XIIIe siècle, nous enseigne dans son traité sur „La Sobriété” (Philocalie des Pères neptiques), que c’est par la garde du cœur que nos saints Pères ont conquis le ciel. Il étaye son enseignement par un florilège de textes hagiographiques et d’écrits des saints pères tels qu’Antoine le Grand, Macaire d’Egypte, Sabbas de Jérusalem, Diadoque de Photicée, etc. Selon lui, la nepsis est une vertu suffisante. Nous n’avons besoin de rien d’autre que d’un esprit vigilant pour nous tenir dans l’ordre de la pureté. En dehors de saint Nicéphore, Hésychius de Batos (Ve siècle), Jean  Climaque (VIIe siècle), nous ont fourni de longs traités sur ce thème. Du premier, nous apprenons que la vigilance est un contrôle persévérant de l’esprit montant la garde à la porte du cœur, permettant de voir les pensées qui s’en approchent comme des maraudeurs, d’entendre ce que disent, de savoir ce que font ces assassins et quelles images les démons dessinent et projettent afin de nous séduire par l’imagination.

Si cette vigilance n’est pas amorcée dès le début de la vie chrétienne, si elle ne devance pas toutes les pratiques ascétiques telles que le jeûne, la veille, et d’autres pratiques normatives, celles-ci ne peuvent porter à maturité ce qu’on est en droit d’en attendre. A défaut d’elle, au lieu et à la place de raisins, nous cueillons des épines dans la vigne de notre cœur et dans notre verger spirituel, des chardons sur des figuiers.

Il est d’un meilleur profit pour nous, de rapporter toutes les pratiques ascétiques et normatives en tant que ce sont des pratiques accessoires au but principal qui est la garde du cœur dans la pureté. Car le plus grand de tous les ascètes, le diable, ne mange pas, ne dort pas, mais à défaut de la pureté de cœur, il n’en est pas moins diable.

La garde du cœur, dans son intégrité, dans son unité, dans sa pureté, fait partie de l’enseignement donné au catéchumène au cours du rituel du baptême. Après la bénédiction des eaux, lors du troisième et grand exorcisme, il lui est demandé par le ministère de l’Evêque ou du Prêtre officiant, de renoncer à Satan, à ses anges, à son orgueil, à ses illusions et à toute sa pompe. Le catéchumène accède en toute conscience à cette exigence par sa proclamation : „J’y renonce !”. La porte d’entrée de l’Eglise lui est alors ouverte et son incorporation au corps du Christ imminente. Il devient en toute conscience le portier de son cœur selon l’exhortation d’Evagre le Pontique et de toute la tradition des Pères hésychastes, ayant proclamé son désir „de faire toute pensée captive pour l’amener à obéir au Christ” (2 Cor. 10, 5).

Les Pères tiennent le secours qui vient de la vigilance comme supérieur au secours qui vient des œuvres. Si petite que soit une faute dans son germe, il nous faut l’arracher bien vite avant qu’elle ne mûrisse, n’acquière croissance et vigueur, et ne fructifie. „Ne néglige aucun défaut alors qu’il te paraît infime, car il sera pour toi plus tard comme un maître inhumain et tu courras devant lui comme un esclave captif. Mais celui qui combat, dès le début, la passion, la dominera vite” (Isaac le Syrien).

A cet égard, l’examen quotidien de la conscience nous est d’un grand secours. Saint Jean de Cronstadt nous recommande de mettre à profit les heures matinales qui sont les heures de vie nouvelle durant lesquelles notre homme intérieur est moins asservi aux tentations du mauvais et se tient sur ses gardes en adressant une prière fervente et très sincère au Christ. „Cette prière mettra le Christ dans ton cœur, avec le Père et le Saint-Esprit, et aussi affermira ton âme contre tout assaut du mal. Mais il te faudra encore garder soigneusement ton cœur” (Ma vie en Christ). Par cette prière, nous donnons au Seigneur les prémices de notre journée, car celle-ci appartiendra à celui qui en aura pris possession le premier, de l’esprit mauvais ou du Seigneur de gloire. Afin d’éviter de pécher et de ne pas retomber le jour suivant dans les mêmes fautes, il est bon à la fin du jour, de nous interroger sur nous-mêmes, sur le mal que nous avons commis et sur le bien que nous avons omis d’accomplir. Un tel examen éclaire le devoir de la conscience.

Qu’est-ce donc que la garde du cœur ? Nous pouvons tenter d’y répondre en disant d’elle qu’elle n’est pas un activisme spirituel, mais qu’elle est d’abord et avant tout une attente, une attente vigilante, avec toute la plénitude de sens que l’on peut accorder à ces mots. Saint Séraphin de Sarov posait la question différemment. Il la formulait plutôt ainsi : „Qu’est-ce que le but de la vie chrétienne ?” Et vous connaissez la réponse qu’il fit à son disciple Motovilov : „La vie chrétienne consiste à acquérir l’Esprit-Saint”. Or cette acquisition de l’Esprit-Saint n’est pas fondée sur un activisme spirituel, mais sur une attente, un état d’éveil et de vigilance. L’Evangile nous offre plusieurs illustrations en parabole de cette attente. L’une d’entre elles, pleine d’enseignements, est la parabole de Saint Matthieu (chap. 25, 1-13), au sujet des vierges sages, vigilantes et pleines d’ardeur, se tenant auprès du Seigneur par la pensée, et des vierges folles assoupies par insouciance, par légèreté, par ignorance ou même par prétention de justice. Quelle fut l’œuvre accomplie par les vierges sages pour s’être rendues dignes d’accueillir l’Epoux ? Elles étaient loin de tout activisme, recluses dans la chambre nuptiale, une lampe à la main, au contraire des vierges folles qui ont dû se précipiter au-dehors pour acheter l’huile qui leur manquait et qui, à leur retour, trouvèrent la porte de la chambre fermée et ne purent y entrer. Cette chambre nuptiale n’est autre que la chambre nuptiale du cœur ; et les vierges, selon l’enseignement de saint Macaire, les cinq sens de notre âme. Les lampes qui n’ont pas eu à manquer d’huile, expriment l’état de vigilance, et l’huile, étrangère à notre nature, c’est la grâce du Saint-Esprit.

Le rythme propre à la vie spirituelle est que nous devons d’abord laisser Dieu descendre dans notre cœur pour ensuite nous élever vers lui. Notre esprit doit s’offrir comme une coupe, un réceptacle qui attend l’arrivée de l’Esprit-Saint. Pour ne pas contrister l’Esprit et nous priver des biens spirituels, nous devons L’accueillir, non pas selon les inclinations d’un cœur froid ou attiédi, mais comme une épouse ennoblie au-dessus du rang de sa nature accueillerait l’Epoux céleste.

Une des modalités de la garde du cœur dans l’Ancien Israël consistait dans la garde de la Parole. Cette Parole de Dieu, enfouie dans le cœur, manduquée, méditée devait rendre le cœur d’Israël apte à l’accueil du Verbe de Dieu. La garde de la Parole était au cœur des pulsations intimes de la vie d’Israël. Cependant, Israël n’a pas accueilli le Christ, parce qu’il n’a pas, selon saint Macaire, accueilli la puissance d’énergie de l’Esprit.

„Les enfants d’Israël n’ont pas cessé de méditer les Ecritures et de faire du Seigneur l’objet de leur méditation, mais n’ayant pas accueilli la Vérité elle-même, c’est-à-dire la puissance et l’énergie de l’Esprit, ils ont laissé leur héritage à d’autres”. (Saint Macaire).

Jacques Agbodjan (Paris)