Le Riche insensé

publicat in Parole de l'Évangile pe 8 Novembre 2011, 15:39

(26e dimanche après la Pentecôte – Luc 12/16-21)

Cette parabole ne se trouve que chez St Luc, dont l’Evangile est, selon la Tradition, l’Evangile de Paul, car St Luc fut longtemps le collaborateur et le scribe de St Paul1. Mais la péricope2 est mal faite, comme c’est souvent le cas dans le lectionnaire2 byzantin. En effet, le Seigneur raconte cette parabole à la suite d’un évènement précis, une demande qui vient de lui être adressée. Si on supprime cette partie, la parabole est beaucoup moins claire et surtout moins puissante. Il faut donc impérativement commencer cette lecture au verset 13.

Le Seigneur est probablement vers la fin de Sa mission d’Evangélisation en Galilée3. Il est dans une situation d’affrontement violent avec les Scribes et les Pharisiens, qui l’accusent de chasser les démons par le prince des démons, Béelzébul (c’est à dire Satan), et auxquels Il répond par des paroles terribles («Malheur à vous, Pharisiens…. »). C’est juste après cet affrontement que le Seigneur fait un grand discours à la foule, pour la mettre en garde contre l’hypocrisie (« le levain des Pharisiens »), les faux-secrets  et le blasphème contre le Saint-Esprit, et pour l’inciter à ne craindre que Dieu seul.

Alors un homme « du milieu de la foule » fait une demande totalement incongrue au Rabbi Ieshouah : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage ». La réponse du Christ est étonnante et déconcertante : « Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? ». Mais en fait, elle constitue un exceptionnel enseignement théologique : Mon Père –votre Dieu- m’a envoyé dans le monde pour sauver l’humanité. Je ne suis pas venu dans le monde pour organiser votre vie, gérer vos affaires, construire une cité terrestre…Moi, le Fils de Dieu, j’obéis à Mon Père et J’accomplis Sa volonté. Moi, le Verbe du Père, Je révèle les pensées de Mon Père. Je ne suis pas Abraham, ni Moïse : Je suis le Dieu d’Abraham et de Moïse. Je suis venu rétablir toutes choses dans leur état premier, paradisiaque. Je suis venu instaurer le Royaume de Mon Père sur la Terre. Quel choc ! Quelle rupture avec l’Ancienne Alliance et l’Ancien Testament. Les Patriarches, en effet, n’étaient pas seulement des chefs spirituels, mais ils étaient les chefs suprêmes du peuple. Le Lévitique réglait toute la vie d’Israël, jusque dans les moindres détails. Le Christ, Lui, vient exclusivement pour nous sauver et nous déifier, selon la Volonté de Son Père et notre Père. Par cette simple parole –mais qui est un logion : parole de Dieu –le Christ nous fait entrer de plain-pied dans la Nouvelle Alliance, dans le monde renouvelé.

Puis le Seigneur saisit cette opportunité pour donner un enseignement important sur le danger  des richesses : « Gardez-vous avec soin de toute avarice, car la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens, fût-il dans l’abondance »4. Si votre Père céleste était avare, comme vous l’êtes, rien n’existerait ; il n’y aurait aucune créature. Si Dieu gardait jalousement sa propre richesse, vous n’existeriez pas. Votre vie ne dépend pas de votre richesse : elle dépend de Dieu seul. C’est Lui qui vous a donné la vie et Il peut la reprendre, quand Il l’a décidé. Vous êtes dans la main de Dieu comme des passereaux (Il vient d’en parler juste avant, en Luc 12/6) et votre Père céleste connaît le nombre exact de vos cheveux (c’est-à-dire, le nombre des atomes de votre corps : Il sait tout de vous).

C’est alors que le Seigneur raconte la parabole du Riche insensé. Pourquoi une parabole « en plus » ? Parce qu’une parabole est une petite histoire, un conte, agréable à entendre, accessible à tous, facile à mémoriser et à caractère universel, hors du temps et de l’espace. Cette parabole est une illustration du logion sorti de Sa bouche : elle est courte, mais puissamment pédagogique.

Un homme riche est en train de devenir encore plus riche, comme nous le voyons tous les jours, ce qui signifie que ce surcroît de richesse est totalement inutile. Et son unique préoccupation est de se demander comment il va engranger ses richesses. On pourrait presque en rire. Et pourtant, c’est bien l’esprit des gens du monde, jusqu’à nos jours5. Cet homme riche aurait pu avoir beaucoup de réflexions différentes (Il pense en lui-même : il ne demande conseil ni à Dieu, ni aux autres). Il aurait pu se dire : je vais rendre grâce à Dieu qui est la source de tout bien et qui est le seul vrai bien ; ou : la terre, le soleil et l’eau m’ont donné de bonnes récoltes, comme le soulignent St Basile et St Ambroise ; ou : je vais me préoccuper de ceux qui ne sont pas riches comme moi, car je n’ai pas besoin de toutes ces richesses, je vais en donner une partie… Mais non ! Il est centré sur lui-même et sur une richesse qui est extérieure à lui-même, c’est-à-dire qui est insignifiante, volatile (comme l’argent numérique…). Alors il va « construire des greniers plus grands ». Et lorsqu’il aura mis tous ses biens à l’abri, il va pouvoir se reposer (c’est-à-dire cesser d’śuvrer, alors que Dieu śuvre sans cesse ) et surtout « profiter de la vie ». On croirait que le Seigneur a dit cette parabole pour notre époque matérialiste et athée. Le riche se dit :  je vais bien m’amuser, manger, boire, « faire la fête ». C’est ce que nous entendons constamment, dans la bouche de gens de tous les milieux sociaux, et sous toutes les latitudes. C’est le tourbillon de l’absurdité : tout sauf le bonheur absolu : la théosis, l’union à Dieu !

Comme c’est le cas au théâtre -mais une parabole n’est-elle pas une saynète? – après la mise en scène des personnages et de l’intrigue, il y a le dénouement. Le Seigneur proclame une parole d’une puissance incroyable, un jugement divin : « Insensé ! » ; homme dénué totalement d’intelligence, de bon sens, de spiritualité, homme à l’âme animale… Cette nuit-même (dans la nuit de ta bêtise, de l’obscurcissement de ton intelligence, de la dureté de ton coeur…) Dieu, ton Père, va venir reprendre ce qui Lui appartient, ton âme, le souffle de vie qui anime ton corps. A quoi tout cela t’aura-t-il servi ? Ce sont tes héritiers – ou l’Etat – qui prendront tes biens et en jouiront. Toi, tu passeras devant le redoutable tribunal de Dieu, qui te demandera : qu’as-tu fait de Ma grâce ?

La morale de l’histoire est hautement théologique : « Il en est ainsi de celui qui amasse des trésors pour lui-même et qui n’est pas riche pour Dieu »6. Quel renversement des valeurs ! La vraie richesse n’est pas un état extérieur objectif (j’ai tant d’argent, tant de biens…). Elle est une dynamique intérieure subjective : Mon Dieu, Tu m’as donné tout, et moi, je veux te donner tout : je te donne moi. Je me conforme à Toi-même, parce que je t’aime. Tu es mon unique richesse.

Quel choc salutaire ! Chaque fois que le Christ ouvre la bouche, l’univers entier va mieux, respire, vit. Nous redevenons ce que nous n’aurions jamais dû cesser d’être : l’image de Dieu. L’homme n’est Homme que ressemblant à Dieu. Sans l’accomplissement de l’image qu’il porte en lui naturellement, l’Homme n’est qu’un sous-homme, un homme animal.

Laus tibi, Christe !

Père Noël TANAZACQ, Paris

Notes :

1. Selon le grand historien de l’Eglise, Eusèbe de Césarée (ca 263 - ca 339), Luc était un médecin originaire d’Antioche. Eusèbe atteste que, lorsque Paul dit « mon Evangile », il s’agit de l’Evangile de Luc (Hist.ecclés. III, IV, 7).
2. éricope : du grec peri-kopto, découper = passage qui peut être « découpé » à l’intérieur d’un ensemble, pour être utilisé dans la liturgie comme lecture. La liste des lectures pour l’année liturgique se trouve dans un « lectionnaire ». Durant le premier millénaire, chaque Eglise avait son propre lectionnaire .
3. « Probablement » parce que la chronologie n’est pas simple dans l’Evangile selon St Luc : la Transfiguration est rapportée au chapitre 9, alors que l’entrée du Seigneur à Jéricho n’apparaît qu’au chapitre 19, tandis que chez St Marc et St Matthieu, ces deux évènements sont proches, respectivement à 1 et 2 chapitres d’intervalle.
4. L’avarice est le refus du don. C’est une pathologie psychique (très bien décrite par Balzac dans Le père Goriot) et spirituelle, parce qu’on refuse de donner ce qui nous est inutile. C’est le refus absolu du don gratuit, de l’amour : c’est le contraire du comportement divin.
5. Un simple exemple parmi tant d’autres : notre époque traverse une crise financière très grave et dangereuse, qui peut mettre en péril l’équilibre du monde. Or elle est essentiellement due au fait que les gens riches (qu’ils soient des personnes ou des sociétés), ceux qui ont des « liquidités », comme on le dit dans les milieux financiers, veulent faire de bons placements, à la rentabilité maximale et immédiate : ils spéculent pour devenir encore plus riches, quitte à mettre en péril les Etats eux-mêmes, à détruire des pans entiers de l’économie de certains pays et à affamer des populations entières. C’est d’une imbécilité suicidaire. Si les Grecs riches acceptaient de payer leurs impôts (comme tout le monde), la « dette grecque » serait effacée en quelques mois…
6. St Ambroise fait finement remarquer : Ce qui est important, ce n’est pas ce qu’on amasse, mais pour qui on amasse, en citant le psaume 39/7 (He 38/7) : « Oui, l’homme se promène comme une ombre, il s’agite vainement ; il amasse et il ne sait qui recueillera » (Sur St Luc, VII, 122). L’Esprit-Saint avait prophétisé et Le Christ a dit.